MANIFESTE POUR REFONDER LES DOM
par Patrick
Chamoiseau, Gérard Delver, Edouard Glissant et
Bertène Juminer
Le
monde, et non pas seulement la France, est à notre horizon.
Si nous, Guadeloupéens, Guyanais, Martiniquais, ne
réagissons pas à cette situation nouvelle, si
nous n'entrons pas audacieusement et directement dans ce
débat des accords et des antagonismes universels, dont les
règles sont si impitoyables et si imprévisibles,
nous ne nous apercevrons même pas du moment où
nous aurons commencé d'être, non pas des
poussières, mais des résidus de ce jeu
planétaire.
La
Guyane, malgré ses caractères
spécifiques (son appartenance continentale,
l'étendue de son territoire, la diversité
vertigineuse de son peuplement, massivement amérindien,
africain, asiatique et européen, la présence sur
son sol d'un impressionnant consortium international à
Kourou, le voisinage des autres Guyanes et du Brésil avec
lesquels elle partage forcément des devenirs communs), est
engagée dans le même processus
d'aménagement de son statut politique et administratif, et
considère avec soin sa solidarité historique avec
la Guadeloupe et la Martinique.
Aujourd'hui,
s'agissant de notre actuel statut, les déclarations de nos
responsables politiques ont réamorcé un processus
de révision. C'est le moment de rappeler quelques principes
qui résument nos convictions, ces outils par lesquels nous
rendons fructueuses nos incertitudes. C'est peut-être aussi
le moment de mettre ces convictions en partage, comme autant
d'évidences, et sous le mode de l'offrande.
Un
peuple ne
se développe pas dans l'irresponsabilité
collective.
La
départementalisation a mis en œuvre des processus
indéniables de modernisation,
d'élévation du niveau de vie,
d'amélioration générale des conditions
d'existence et des rapports sociaux, mais elle s'est aussi pervertie en
un syndrome d'assistanat généralisé,
de dépendance accrue, et d'une anesthésie qui se
renforçait à mesure que les transferts publics
augmentaient en ampleur. Il faut ajouter le mal-être
généralisé et l'invalidation des
pouvoirs locaux renvoyés à leur impuissance
à chaque passage d'un grand commis gouvernemental porteur de
subsides et de décisions. Et encore, cette consommation
hyperbolique par laquelle nous nous dispensons si plaisamment
d'investir, de nous projeter, de construire. Le devenir de la
consommation est alors la consommation elle-même, qui va
jusqu'à consumer ses acteurs. L'échec est
là, et même les partisans de l'assimilation sont
obligés aujourd'hui de reconsidérer ou de
relativiser leur terrible absolu.
Par
la départementalisation la France nous a fait
accéder à son monde. Il nous faut
accéder par nous-mêmes aux horizons du monde.
Un
statut ne
sert pas d'âme vivante à un peuple.
Tout
statut est un outil au service d'une intention, d'un désir,
d'une projection vers le monde. La lutte pour le changement de statut
est certes légitime. Mais cet ensemble complexe
naît de ce que l'on pourrait appeler un projet. Le projet
n'est pas un programme, c'est d'abord une stratégie, un
cadre dynamique offert aux enthousiasmes et aux
réalisations. Il donne du sens à chaque
désir, chaque intention, chaque projection, il lie ensemble
les énergies et les vouloirs, il crée une
liberté collective qui alimente chaque liberté
individuelle, laquelle nourrit l'ensemble. Le projet, parce qu'il est
réellement consenti par tous, préserve des
décisions unilatérales, des dérives
autarciques, des automatismes institutionnels stériles. Et
c'est le projet qui génère ses lieux de pouvoirs,
de possibles, qui rend nécessaire tel ou tel cadre
juridique. C'est le projet qui sécrète le statut
qui lui est nécessaire, et non le contraire. Là
où le statut a purement et simplement remplacé le
projet, on a vu persister les dépendances et les
assistanats, même dans des cadres de
responsabilité élargie, on a vu des
désirs de retours en arrière et des appels
à une réactivation de la sujétion, on
a vu le geste inachevé incapable d'actionner l'espace qui
lui était donné. L'autonomie de la
pensée, la souveraineté de l'imaginaire, la
liberté de l'esprit sont, ici, des conditions
incontournables.
En
plaidant pour la conception d'une telle utopie réaliste, qui
accompagnerait et fonderait la lutte pour tout statut nouveau, nous
invoquons en fait cette liberté initiale sans laquelle
aucune liberté ne peut s'envisager: la liberté de
la pensée. Un esprit libre est d'abord soucieux de trouver
le moyen de faire converger les énergies, les
désirs, les intentions, de leur donner un sens, sinon
unique, du moins global. La capacité à
définir un projet global est, pour un peuple, le signe qu'il
est déjà libre, et que fort de cette
liberté, il est en mesure de construire ses
libertés.
Notre
incapacité à penser/vouloir un projet est sans
doute la résultante du corset départemental qui
engoue encore nos imaginaires de solutions dépendantes et
assistées, solutions qui nous posent des
problèmes et qui nous stérilisent. La
dépendance-assistanat déréalise toute
résistance ; elle invalide l'intuition juste en
l'empêchant de se doter d'outils réalistes
performants. Ce système exclut tout ce qui ne lui est pas
conforme, ou propice, et se révèle incapable de
comprendre ou d'admettre la nécessité de la
moindre audace ; il prolifère ainsi jusqu'à ce
qu'il s'asphyxie lui-même. Au fur et à mesure
qu'il s'épuise, ce système
génère pourtant des pulsions
évolutives par lesquelles, paradoxalement, il se maintient.
Revendiquer un statut sans concevoir un projet global n'est pour nous
qu'une pulsion évolutive. Pas un écart
déterminant.
Une
liberté dont les structures sont
pré-déterminées détruit
à terme la liberté.
Il
n'est pas question, et il serait scandaleux, de
méconnaître l'ouvrage de ceux, politiques et
techniciens, qui depuis si longtemps travaillent dans le cadre du
système actuel et qui d'ailleurs, confrontés aux
impasses de ce même système, réclament
aujourd'hui qu'on le dépasse, par les
aménagements ou par la transformation radicale. Mais la
liberté ne peut provenir d'en haut. Elle émerge
du dedans. Ce que l'on reçoit passivement vous maintient en
position sous-ordonnée. Ainsi voit-on apparaître
dans nos débats politiques un nouveau discours: celui d'un
assimilationnisme nationaliste, qui nomme le pays à chaque
mot, mais comme pour mieux le dissoudre. Ici, le rôle de la
France ne devrait pas être de décider des cadres
de notre liberté, même après
consultation, mais d'ouvrir ce qui avait été
fermé, de dénouer ce qui avait
été noué, d'oxygéner les
zones où l'asphyxie avait été permise.
Briser le sac DOM-TOM. Déclencher des espaces de
souveraineté susceptibles d'être
évolutifs. Depuis l'amas de décombres des
solutions rapportées, nous mesurons que les seules
avancées qui vaudront seront celles qui naîtront
de nous-mêmes, qui susciteront des verticalités
intimes, de celles qui maintiennent d'aplomb la
réalité des libertés.
Convenir
d'un
projet qui nous rassemble est un acte fondateur.
Que
pouvons-nous faire ensemble pour exister au monde ? Comment concilier
notre nécessaire responsabilité collective avec
les réalités économiques
universellement et férocement triomphantes ? Le moment est
venu de débattre publiquement de ce que beaucoup d'entre
nous pensent, l'un à part l'autre.
La
transformation progressive du tissu économique et social de
la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique ne peut se faire en
dehors de la mise en œuvre d'un projet global qui
préparerait l'avenir en tenant compte du présent.
Nos
pays ne peuvent envisager de solutions à mettre en
œuvre, ni leur calendrier, dans la perspective, par exemple,
d'une industrialisation lourde, d'une agriculture extensive, d'un
tourisme exclusif ou d'une hypertrophie du secteur tertiaire, commerce
de consommation, etc... Dans tous ces domaines, notre retard ou nos
impossibles sont irrattrapables.
Notre
seule ouverture est celle d'une production diversifiée
à valeur ajoutée, (la valeur ajoutée
étant cette donnée spécifique dont
l'exploitation permet un profit et un développement
réel) comme celles qu'ont mises en œuvre la
plupart des petits pays qui aujourd'hui disposent de leur propre sort.
Dans le concert baroque du monde actuel, nous croyons à
l'avenir des petits pays. Autrement dit, nous croyons qu'il n'y a pas
de petits pays, il n'y a que de grands projets.
Les
conditions générales des Antilles, de la Guyane
et de la Caraïbe (des îles, ou des espaces
facilement nettoyables, aisément transformables) font que la
valeur ajoutée que nous pouvons envisager
résulterait d'une production à
caractère biologique, dont la demande grandit
irrésistiblement sur le marché mondial. Il nous
faut occuper ce créneau.
C'est
pourquoi, depuis quelques temps déjà, certains
d'entre nous ont proposé de mettre en place en Martinique le
projet global d'une économie centrée sur des
produits biologiques diversifiés, et de conquérir
sur le marché mondial le label irréfutable
« Martinique pays à production
biologique », ou « Martinique,
premier pays biologique du monde ».
Nous
appelons les Guadeloupéens, les Guyanais et les Martiniquais
à considérer la nécessité
d'une telle orientation, même si dans chacun de ces pays un
projet de cette nature peut passer par des voies
différentes, par exemple un accomplissement technologique en
Guyane.
En ce
qui concerne le projet biologique les difficultés sont
immenses et nous n'en signalons ici que quelques-unes de
caractère très général.
Un
tel projet ne saurait être imposé d'en haut, il
devrait être l'affaire de tous, débattu par tous.
Il ne serait pas viable si une seule composante de notre
réalité s'en tenait à
l'écartrt ou en était exclue, par quelque
mécanisme ou quelque préjugé que ce
soit.
Il ne
serait pas viable sans l'adhésion de la jeunesse, qui y
trouvera des motifs d'enthousiasme et d'action. L'insertion et l'emploi
sont irréalisables en dehors d'une intention collective et
d'une visée commune.
Il ne
serait pas viable s'il ne favorisait pas, dans la chair même
de notre lieu, des vitalités culturelles, linguistiques et
artistiques, capables d'éveiller notre regard et de
renouveler notre imaginaire de nous-mêmes et du monde. Ce
projet ne serait pas viable s'il n'est pas total, c'est à
dire s'il n'englobe pas tous les secteurs d'activité,
agriculture, tourisme, agroalimentaire, médecine,
pêche, communication, lutte contre la pollution,
système éducatif, secteurs de production et de
consommation, etc. Toute entreprise biologique isolée est
fragile et périssable.
Il ne
serait pas viable s'il n'aménageait un calendrier progressif
de transformations. La prudence réaliste et l'audace de la
conception globale se renforcent mutuellement. Il ne saurait se
développer de manière isolée, en
dehors de l'effort et de la solidarité des autres pays de la
Caraïbe ou des voisins continentaux de la Guyane. Cet espace
devenu solidaire devrait se constituer en une des zones bleues du monde.
Ceci
dit, des milliers de problèmes concrets s'ouvrent et
s'offrent à notre détermination et à
notre patience. Nous suggérons que les axes de
développement d'un tel projet soient
étudiés, proposés au débat
et à l'approbation publique, et mis à la
disposition des élus responsables, des syndicats, des
décideurs économiques, des éducateurs,
des créateurs et des régisseurs culturels, des
animateurs de la jeunesse et des sports, des
préposés à la santé
publique ..., de tous les acteurs de la société
civile, qui auront à charge d'en aménager le
processus.
Nous
sommes convaincus que si un tel projet global n'est pas acceptable par
tous, il faudra de toutes manières en inventer un autre, qui
ne pourra généralement se définir
qu'autour de cette nécessité d'une production
à valeur ajoutée. C'est dans un tel cadre que les
espaces de liberté politique cesseraient d'être
des coquilles vides. Et c'est un projet de cette nature qui nous
mettrait à même de mieux définir et
préciser ces espaces à conquérir.
L'auto-organisation
génère ce tissu vivant dont tout peuple a besoin.
Ce
n'est pas la dépendance en soi qui entrave le plus l'esprit
de liberté. Et par ailleurs, qui pourrait en ce monde
d'aujourd'hui échapper aux dépendances et aux
interdépendances ? Non, la dépendance
mortifère c'est celle qui n'engendre aucun espace
d'auto-organisation. L'auto-organisation est le propre de l'organisme
vivant. La décentralisation, avancée ou pas, ne
détermine aucun possible d'auto-organisation. La
décentralisation ne saurait supporter l'apparition d'un
organisme nouveau. Il en est de même pour l'autonomie qui ne
connaît que l'horizon de son statut et la focalisation d'un
centre qui l'autorise. Décentralisation ou autonomie
seraient des tissus inertes si elles ne se dépassaient pas
en projet.
Seuls
les espaces de souveraineté, rendus nécessaires
par un projet global, peuvent supporter le nouveau, l'inattendu, la
combinaison imprévisible, l'organisme Vivant qui
évolue et qui s'équipe. Seul l'espace de
souveraineté permet l'auto-organisation, qui ne se
ramène pas à une
élémentaire autogestion.
La
liberté s'envisage dans l'interaction entre les
dépendances organiques, les interdépendances
nécessaires, et la pratique de l'auto-organisation.
Celle-ci
élargit les possibles, elle introduit du jeu dans le
système, permet que s'enclenchent des réactions
en chaînes d'initiatives, d'innovations, de choix, de
stratégies, de tentatives et de recommencements. Un jeu
politique réel s'introduit alors dans un dispositif qui doit
inventer ses équilibres. Ce qui a fait de la
départementalisation une mécanique vicieuse c'est
qu'elle n'avait aucun jeu dans ses rouages, et que le choix,
l'invention, l'aventure politique se sont trouvés
canalisés dans des tunnels bouchés d'avance. Nous
ne prétendons pas décider au nom de tous. Et nous
ne demandons par conséquent ni liberté venue d'en
haut, ni statut décidé, ni décision
offerte, ni destin clé en main. Mais nous prenons le pari
que la France assumera les responsabilités qui sont les
siennes, après plus de quatre siècles de
colonisation, d'esclavage, et de domination
départementalisée.
Nous
désirons — en partenariat avec la France, en
fraternité aussi, avec affection toujours — que
s'ouvrent les possibilités concrètes du choix, du
contact créateur, de l'alternative féconde, de la
nécessité d'aller et d'inventer —
toutes choses qui dans leur mouvement suscitent la liberté
de l'esprit.
Nous
réaffirmons que le statut de ce statut, ou de cette
orientation, ne peut être que celui de créer les
conditions d'émergence de ce projet global que nous
ambitionnons, et qui à son tour, introduira de
manière déterminante dans
l'écosystème de la dépendance et de
l'assistanat, les distorsions fécondes et les ruptures
fondatrices que permet l'auto-organisation.
Que
les Guadeloupéens, les Guyanais, les Martiniquais
décident, sur la gestion de leur sol et de leur
environnement, sur les questions de la formations de l'enseignement, de
la justice et de la santé.
Que
les Guadeloupéens, les Guyanais, les Martiniquais disposent
par eux-mêmes, pour leur implication dans le tissu
caribéen, ou continental, et leur participation aux
dynamiques sociales, culturelles et économiques de l'espace
américain. Qu'ils puissent accéder de
manière directe aux institutions internationales qui
régissent le commerce du monde, de même qu'aux
entités, européennes ou autres, qui se
créent de par le monde.
Que
les Guadeloupéens, les Guyanais, les Martiniquais
définissent et régentent les ressources fiscales
et autres qui seront nécessaires au fonctionnement de leur
projet.
Que
les Guadeloupéens, les Guyanais, les Martiniquais, par leur
vote, instituent dans chacun de leurs pays, une Assemblée
nouvelle dotée de pouvoirs dans les domaines
pré-cités. Cette Assemblée nommerait
un exécutif qui aurait la charge de mettre en
œuvre les politiques définies et les orientations
du projet global accepté par nos populations.
Que
cette Assemblée soit notre lieu d'auto-organisation, dans un
partenariat avec la France restitué à l'estime
mutuelle, à l'échange véritable, au
partage fraternel.