La Lézarde /
Edouard Glissant. - Paris : Seuil, 1958. -
250 p. ; 19 cm.
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— Fais
une histoire, dit Mathieu. (…) Pas les détails
(…)
nous les connaissons, nous. Fais un livre avec la chaleur, toute la
chaleur. (…) Fais-le avec la monotonie, les jours qui
tombent,
les voix pareilles, la nuit sans fin. (…) Fais-le comme un
témoignage (…). Qu'on comprenne notre chemin.
(…)
Fais-le comme une rivière. Lent. Comme la
Lézarde. Avec
des bonds et des détours, des pauses, des coulées
(…).
☐ p. 224 |
La Lézarde, premier
roman d'Edouard Glissant se déroule dans les semaines qui
suivent la fin de la seconde Guerre mondiale autour de la petite ville
de Lambrianne — qui ressemble au Lamentin
où l'auteur
a passé sa jeunesse. Un monde est à
reconstruire ;
mais ici l'exigence est redoublée par la
nécessité
d'infléchir radicalement un parcours qui s'origine dans
l'horreur de la traite aux séquelles toujours
vives :
« Sous-alimentation. Salaires de famine. La canne
qui
dévore. L'absence de débouchés. Rien.
Aucune
lumière » (p. 133).
L'espoir
est pris en charge par un groupe de jeunes gens
déterminés — Mathieu,
Thaël,
Valérie, Mycéa, Luc, Pablo,
Gilles, … — qui agissent dans la
continuité des générations d'avant,
représentées ici par la figure du quimboiseur
Papa
Longoué. Des élections se
préparent : « Nous voulons la
lumière,
nous voulons l'ouverture, la passe (…) Aujourd'hui le peuple
se
réveille » (p. 134). Elan
généreux, et lucide jusqu'à assumer
l'exécution de l'homme en qui s'incarnent les tares du
système féodal révolu : pas
un des
maîtres, mais l'exécuteur de leurs basses
œuvres.
Ainsi
se trame le réveil d'un pays que, des hautes terres
à la
mer, traverse et draine une rivière :
« une
richesse impitoyable sur toutes choses, et la rivière, la
Lézarde, qui menait de roche en roche son concert jaune.
J'ai
entendu la Lézarde : elle criait (…) une
chanson
chaotique et sauvage. Sûr la Lézarde criait
à la
vie » (p. 27).
Au terme
du récit,
l'impulsion est donnée
— « nous avons
gagné » (p. 198). Les principaux acteurs
se
séparent, certains dans le deuil et l'affliction ;
plusieurs d'entre eux animeront la suite de l'œuvre
romanesque
d'Edouard Glissant, jusqu'au « Tout monde ».
Cher
Maître, la Lézarde du pays réel a
traversé
la contrée des rocailles, notre vieille vallée
des
larmes, notre allée des soupirs, elle a connu sans
rémission le delta des ravages, l’océan
des
douleurs, puis de l’autre connaissance du pays des sans
chapeau …
Mais
la lézarde du pays rêvé n’a
jamais
quitté les mornes, elle n’a jamais
cessé
d’arpenter les hauteurs où l’ombre et la
lumière sont d’une même intention, et
jamais
déserté la vigilance des cimes
— c’est
par cette exigence qu’il lui a été
donné
d’irriguer le pays, en fondocs et racines, de
fréquenter
le long secret des acacias, l’éternité
des
très vieux acomas, les soifs de la rocaille du
côté
des Salines, et cette angoisse qui sert d’humus aux bois sans
chaînes des nègres marrons.
(…)
→ Patrick Chamoiseau, L'affectueuse
révérence … [texte intégral
en ligne sur le site Papalagi]
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EXTRAIT |
Voici le lieu : un étirement de
tôles,
qu'avoisine familièrement la terre rouge. Entre la ville et
les
hauteurs, voici la route, gardée par le terrible fromager. A
l'opposé, la plaine inaltérable, jusqu'aux
blancheurs du
sud. A l'ouest, la boucle tourmentée de la
Lézarde :
elle veut emprisonner la cité, mais soudain elle se reprend,
elle refuse ce gardiennage, et vers l'est, passé les cannes
sinistres, elle se perd dans son delta. Sa goulée est
parcourue
de courants sales ; la Lézarde n'a pas une belle
mort.
Pourtant
elle descend de belle façon les contreforts du nord, avec
ses
impatiences, sa jeunesse bleutée, les tourbillons de son
matin.
Lorsque paraît le premier soleil, la Lézarde
surprise en
son détour semble là s'assoupir, guetter l'astre,
jouer
à la dame, prudente ; puis soudain elle bondit,
c'est comme
un peuple qui se lève, elle débouche d'angle en
angle, et
elle rattrape bientôt les écumes qu'elle a
laissées
sur ses rives, avaricieuse, occupée de toutes ses richesses,
comme un usinier qui guette au fond de ses chaudières, elle
ne
laisse ni la lie jaune ni l'éclair bleu, et la
voilà dans
le grand matin, joyeuse et libertine, elle se déshabille et
se
réchauffe, c'est une fille nue et qui ne se soucie pas des
passants sur la rive, elle baigne dans sa promptitude
(éternelle, et l'eau passe sur l'eau), et bientôt,
comme
femme mûrie dans le plaisir et la
satiété, la
Lézarde, croupe élargie, ventre de feu sur les
froides
profondeurs de son lit, comblée, s'attarde et se
repaît
dans le cri de midi.
☐ pp. 30-31 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « La
Lézarde », Paris : Seuil
(Points), 1984, 1995 ; Gallimard, 1997
- « The
ripening » translated by Frances Frenaye, New
York : George Braziller, 1959
- « Sturzflut :
das Lied von Martinique » aus dem
Französischen von
Paul Baudisch, München : Kindler, 1959
- « El
lagarto » trad. por M. Christine Chazelle y Jaime
Del Palacio, Mexico : Era, 1973
- « The
ripening » translated and introduced by J. Michael
Dash,
London : Heinemann (Caribbean writer series, 34), 1985
|
- « Un
champ d'îles », Paris : Instance,
1953
- « La
terre inquiète » avec un frontispice de
Wifredo Lam, Paris : Éd. du Dragon, 1955
- « Les
Indes », Paris : Falaize, 1956 ;
Paris : Seuil, 1965, 1985
- « Soleil
de la conscience », Paris : Seuil, 1956
- « Le
sel noir », Paris : Seuil, 1960
- « Monsieur
Toussaint », Paris : Seuil, 1961, 1986
- « Le
sang rivé », Paris :
Présence africaine, 1961
- « Le
quatrième siècle »,
Paris : Seuil, 1964 ; Gallimard (L'Imaginaire, 233),
1990
- « Un
champ d'îles (suivi de) La terre inquiète (et de)
Les Indes », Paris : Seuil, 1965
- « L'intention
poétique », Paris : Seuil, 1969
- « Malemort »,
Paris : Seuil, 1975 ; Gallimard, 1997
- « Boises :
histoire naturelle d'une aridité »,
[Fort-de-France] : Acoma, 1979
- « Le
discours antillais », Paris : Seuil,
1981 ; Gallimard (Folio essais, 313), 1997
- « La
case du commandeur », Paris : Seuil,
1981 ; Gallimard, 1997
- «
Le sel noir (suivi de) Le sang rivé (et de)
Boises », Paris : Gallimard
(Poésie, 175), 1983
- « Pays
rêvé, pays réel »,
Paris : Seuil, 1985
- « Mahagony »,
Paris : Seuil, 1987 ; Gallimard, 1997
- « Poétique
de la relation (Poétique, III), Paris : Gallimard,
1990
- « Fastes »,
Toronto : Ed. du GREF, 1991
- « Tout-monde »,
Paris : Gallimard, 1993 ; Gallimard (Folio, 2744),
1995
- « Poèmes
complets (Le sang rivé ; Un champ d'îles ; La
terre inquiète ; Les Indes ; Le sel noir ; Boises ; Pays
rêvé, pays réel ; Fastes ; Les grands
chaos) », Paris : Gallimard, 1994
- « Faulkner,
Mississipi », Paris : Stock,
1996 ; Gallimard (Folio essais, 326), 1998
- « Introduction
à une poétique du divers »,
Paris : Gallimard, 1996
- « Soleil
de la conscience (Poétique, I), Paris : Gallimard,
1997
- « L'intention
poétique (Poétique, II) »,
Paris : Gallimard, 1997
- « Traité
du tout-monde (Poétique, IV), Paris : Gallimard,
1997
- « Monsieur
Toussaint (version scénique), Paris : Gallimard,
1998
- « Sartorius, le roman des
Batoutos », Paris : Gallimard,
1999
- « Le
monde incréé :
poétrie », Paris : Gallimard,
2000
- « Pays
rêvé, pays réel (suivi de) Fastes (et
de) Les Grands chaos », Paris : Gallimard
(Poésie, 347), 2000
- « Iguanes,
busards, totems fous : l'art primordial de Wifredo
Lam » in Christiane Falgayrettes-Leveau (et al.) Lam métis,
Paris : Dapper, 2001
- « Ormerod »,
Paris : Gallimard, 2003
- « La
cohée du lamentin (Poétique, V), Paris :
Gallimard, 2005
- « Les Indes, Lézenn »
éd. bilingue, texte créole de Rodolf Etienne,
Paris : Le Serpent à plumes, 2005
- « Une
nouvelle région du monde (Esthétique,
I) », Paris : Gallimard, 2006
- « Mémoires
des esclavages », Paris : Gallimard, 2007
- « Quand
les murs tombent : l'identité nationale
hors-la-loi ? » avec Patrick Chamoiseau,
Paris :
Galaade, Institut du Tout-Monde, 2007
- « La
terre magnétique : les errances de Rapa Nui,
l'île de
Pâques » en collaboration avec
Sylvie Séma,
Paris : Seuil (Peuples de l'eau), 2007
- « L'intraitable
beauté du monde : adresse à Barack
Obama » avec Patrick Chamoiseau, Paris :
Galaade,
Institut du Tout-Monde, 2009
- « Philosophie de la
relation : poésie en
étendue », Paris :
Gallimard, 2009
- « 10
mai : mémoires de la traite
négrière, de
l'esclavage et de leurs abolitions »,
Paris : Galaade,
Institut du Tout-Monde, 2010
- « La
terre, le feu, l'eau et les vents : une anthologie de la
poésie du tout-monde », Paris :
Galaade,
Institut du Tout-Monde, 2010
- « L'entretien du monde »
entretiens avec François Noudelmann, Saint-Denis :
Presses universitaires de Vincennes, 2018
- « Manifestes » avec Patrick Chamoiseau, Paris : La Découverte, Institut du Tout-Monde, 2021
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- Romuald
Fonkoua, « Essai
sur une mesure du monde au XXe siècle :
Édouard Glissant »,
Paris : Honoré Champion, 2002
- Juliette
Éloi-Blézès (éd.), « La Lézarde
d'Edouard Glissant », Fort-de-France : SCEREN-CNDP,
CRDP Martinique (Lectures
d'outre-mer),
2011
- François
Noudelmann, Françoise Simasotchi-Bronès (et al.),
« Édouard
Glissant, la pensée du détour »,
Paris : Larousse, Armand Colin (Littérature, 174),
2014
- François
Noudelmann, « Edouard
Glissant, l'identité
généreuse », Paris :
Flammarion (Grandes
biographies), 2018
- Aliocha Wald Lasowski, « Edouard Glissant : déchiffrer le monde », Montrouge : Bayard, 2021
|
Sur le site « île en
île » : dossier Edouard Glissant
Centre
international d'études Edouard Glissant |
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mise-à-jour : 12 juillet 2021 |
Né à Sainte-Marie
(Martinique) en 1928,
Edouard
Glissant est décédé
à
Paris le 3 février 2011. |
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