la créolisation reçoit la totalité des cultures du monde, mais ne tente pas de les unifier | ACCUEIL BIBLIOTHÈQUE INSULAIRE LETTRES DES ÎLES ALBUM : IMAGES DES ÎLES ÉVÉNEMENTS OPINIONS CONTACT
| Patrick Chamoiseau, Gérard Delver, Edouard Glissant et Bertène Juminer, Manifeste pour refonder les DOM, Le Monde, 21 janvier 2000 | Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, Lettre
ouverte au Ministre de l'Intérieur de la République
française à l'occasion de son voyage en Martinique, Libération, 7 décembre 2005 | Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant Dean est passé, il faut renaître. Aprézan ! Le Monde, 26-27 août 2007 | Ernest
Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Edouard
Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier
Pulvar, Jean-Claude William Manifeste pour les “ produits ” de haute nécessité 16 février 2009 |
| Edouard Glissant, « La Lézarde », Paris, 1958 | Edouard Glissant, « Tout-monde »,
Paris, 1985 | Edouard Glissant, « Sartorius, le roman des Batoutos »,
Paris, 1999 | Edouard Glissant, « Ormerod »,
Paris, 2003 | Edouard Glissant, « Les Indes, Lézenn » éd. bilingue (trad. créole par Rodolf Etienne), Paris, 2005 | Edouard Glissant (dir. de la publication), « Acoma 1-5, 1971-1973 » (rééd.), Perpignan, 2005 | Edouard Glissant, « Philosophie de la relation : poésie en étendue »,
Paris, 2009 | Edouard Glissant, « L'entretien du monde » entretiens avec François Noudelmann, Saint-Denis, 2018 |
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Dans la Caraïbe, le monde entier est venu
Edouard Glissant
Entretien recueilli par Arnaud Robert
Le Temps : De
la crise antillaise ressort l’impression d’îles
assistées dans un régime teinté de colonialisme …
Edouard Glissant :
J’irais plus loin. C’est presque un exemple de colonisation
réussie. La France donne de l’argent aux Antilles pour que
les Antillais achètent des produits français. C’est
un circuit colonial. Cet assistanat, qui a longtemps
déterminé une grande part de la psychologie des
Antillais, se dévoile de plus en plus dans ses
réalités. Tout le processus est sous contrôle de la
classe de ceux qu’on appelle, en Martinique et en Guadeloupe, les
Békés. Ils sont les descendants des grands
propriétaires fonciers. Ils sont aussi les maîtres des
rouages de l’import-export. On ne peut pas s’en sortir. Il
faudrait que la politique des Antillais dépasse les
revendications économiques, qui sont nécessaires. Il
faudrait qu’ils sachent quel pays ils veulent habiter.
— Déjà
dans votre roman, « La Lézarde », celui qui
possède la terre contrôle les hommes …
— A
la libération des esclaves en 1848, les nègres antillais
se sont pris d’une haine incroyable pour la terre.
C’était le lieu même et le symbole de leur
souffrance. Ils ont déplacé toutes leurs ambitions dans
l’éducation. Tout le monde voulait être
fonctionnaire. Cela a facilité la politique d’assimilation
de la France. La Martinique est un petit pays, sans
arrière-pays. Tout est accessible à
d’éventuels poursuivants. En Haïti, à Cuba, en
Jamaïque, il existe des arrière-pays où les esclaves
marrons fondaient de véritables républiques. Ils
traitaient avec les autorités sur un pied
d’égalité. Cette absence
d’arrière-pays n’est pas seulement physique. Elle
coïncide avec une absence d’arrière-pays culturel. La
grève qui vient d’avoir lieu est une grève
paradoxale. Elle se fait au nom de la responsabilité et de la
dignité des Antillais. Mais il s’agit d’obtenir de
l’argent du gouvernement français. On pose des
revendications, mais on demande autre chose, quelque chose de
caché. C’est-à-dire l’indépendance.
— En
1961, vous réclamiez l’indépendance. Vous avez
même été un temps interdit de territoire
martiniquais. Votre position a évolué sur ce point ?
— Pas
du tout. Ce qui a changé, c’est la structure même du
monde. Entre 1961 et aujourd’hui, les conditions
d’interdépendance se sont aggravées. Tout le pays
martiniquais a été bâti sur le modèle
français. Nous n’avons aucune expérience de la vie
américaine. Les gens ont un désir
d’émancipation. Mais ils la refuseraient si on la leur
proposait. C’est pour cela que je pense que la colonialisation
par assimilation est la pire forme possible de colonisation.
— Vous substituez à la négritude de Césaire le concept de créolisation …
— Le
problème identitaire des Antillais est lié à un
double manque. D’abord, les Antillais ont souffert
d’être Noirs. Ils ont cru que c’était une
infériorité. Le mouvement de la négritude a eu un
effet décisif dans les Antilles. On a cessé de croire
qu’être Noir était une maladie. C’est à
Césaire qu’on le doit. Mais les Antillais souffraient
aussi d’être mélangés, métis. Ils le
concevaient comme une tare. Et sur ce plan, la négritude
n’a pas fait du bon travail. J’ai lutté toute ma vie
pour l’idée que la créolisation du monde
— le mélange des cultures sans
prédétermination et sans confusion — donnait
des résultats inattendus et inespérés. La
créolisation reçoit la totalité des cultures du
monde, mais ne tente pas de les unifier.
— Vous
continuez d’enseigner la littérature à
l’Université de New York. Que signifie
l’élection de Barack Obama, une victoire de la
créolisation ?
— L’idée
de créolisation aux Etats-Unis ne fonctionnait pas du tout avec
la manière d’exister des Noirs. Six mois avant
l’élection d’Obama, les Noirs américains ne
voulaient pas entendre parler de lui. C’est au dernier moment
qu’ils ont vu cette espèce d’explosion et se sont
ralliés. On lui faisait le reproche de ne pas être assez
Noir. Aux Etats-Unis, un métis, historiquement, n’est pas
un autochtone, il est un étranger. L’élection
d’Obama dépasse donc le politique. Elle touche à
l’emblématique. Elle signifie que le face-à-face
blanc-noir aux Etats-Unis est terminé. L’élection
d’Obama est celle de tous les migrants. Ce qui a gagné,
c’est l’idée du métissage et la
réalité de la créolisation.
— Quand
on parle de littérature francophone, aujourd’hui, on
prétend convier les marges, mais ne renforce-t-on pas les
insularités et les ghettos ?
— Absolument.
Je trouve que les militants de la francophonie sont complètement
aliénés. Je suis un écrivain martiniquais de
langue française, ni francophone ni Français. J’ai
beaucoup plus de solidarité avec des écrivains
anglophones ou hispanophones de la Caraïbe qu’avec des
écrivains français. Je me sens en connivence avec Alejo
Carpentier. Quelques jours avant de mourir, il me disait :
« A notre âge, on ne se trompe plus ». Nous
avions le même langage, à défaut de la même
langue, la même confiance dans les mots. Nous croyons à la
fonction primordiale de l’oralité dans
l’écriture, à la fonction du rythme dans le texte
littéraire. Nos littératures caraïbes sont des
littératures du monde, à cause de notre
expérience. Dans la Caraïbe, le monde entier est venu.Edouard Glissant
© Le Temps,
2009
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