Ce texte d'Edouard Glissant
a été publié dans Le Temps (20 mars 2009)

la créolisation reçoit la totalité des cultures du monde, mais ne tente pas de les unifier
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Patrick Chamoiseau, Gérard Delver, Edouard Glissant et Bertène Juminer,
Manifeste pour refonder les DOM,
Le Monde, 21 janvier 2000
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Lettre ouverte au Ministre de l'Intérieur de la République française à l'occasion de son voyage en Martinique,
Libération, 7 décembre 2005
Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant
Dean est passé, il faut renaître. Aprézan !
Le Monde, 26-27 août 2007
Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Edouard Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William
Manifeste pour les “ produits ” de haute nécessité
16 février 2009
Edouard Glissant, « La Lézarde », Paris, 1958
Edouard Glissant, « Tout-monde », Paris, 1985
Edouard Glissant, « Sartorius, le roman des Batoutos », Paris, 1999
Edouard Glissant, « Ormerod », Paris, 2003
Edouard Glissant, « Les Indes, Lézenn » éd. bilingue (trad. créole par Rodolf Etienne), Paris, 2005
Edouard Glissant (dir. de la publication), « Acoma 1-5, 1971-1973 » (rééd.), Perpignan, 2005
Edouard Glissant, « Philosophie de la relation : poésie en étendue », Paris, 2009
Edouard Glissant, « L'entretien du monde » entretiens avec François Noudelmann, Saint-Denis, 2018

Dans la Caraïbe, le monde entier est venu

Edouard Glissant  
Entretien recueilli par Arnaud Robert



Le Temps 
: De la crise antillaise ressort l’impression d’îles assistées dans un régime teinté de colonialisme …

Edouard Glissant : J’irais plus loin. C’est presque un exemple de colonisation réussie. La France donne de l’argent aux Antilles pour que les Antillais achètent des produits français. C’est un circuit colonial. Cet assistanat, qui a longtemps déterminé une grande part de la psychologie des Antillais, se dévoile de plus en plus dans ses réalités. Tout le processus est sous contrôle de la classe de ceux qu’on appelle, en Martinique et en Guadeloupe, les Békés. Ils sont les descendants des grands propriétaires fonciers. Ils sont aussi les maîtres des rouages de l’import-export. On ne peut pas s’en sortir. Il faudrait que la politique des Antillais dépasse les revendications économiques, qui sont nécessaires. Il faudrait qu’ils sachent quel pays ils veulent habiter.


— Déjà dans votre roman, « La Lézarde », celui qui possède la terre contrôle les hommes …

— A la libération des esclaves en 1848, les nègres antillais se sont pris d’une haine incroyable pour la terre. C’était le lieu même et le symbole de leur souffrance. Ils ont déplacé toutes leurs ambitions dans l’éducation. Tout le monde voulait être fonctionnaire. Cela a facilité la politique d’assimilation de la France. La Martinique est un petit pays, sans arrière-pays. Tout est accessible à d’éventuels poursuivants. En Haïti, à Cuba, en Jamaïque, il existe des arrière-pays où les esclaves marrons fondaient de véritables républiques. Ils traitaient avec les autorités sur un pied d’égalité. Cette absence d’arrière-pays n’est pas seulement physique. Elle coïncide avec une absence d’arrière-pays culturel. La grève qui vient d’avoir lieu est une grève paradoxale. Elle se fait au nom de la responsabilité et de la dignité des Antillais. Mais il s’agit d’obtenir de l’argent du gouvernement français. On pose des revendications, mais on demande autre chose, quelque chose de caché. C’est-à-dire l’indépendance.


— En 1961, vous réclamiez l’indépendance. Vous avez même été un temps interdit de territoire martiniquais. Votre position a évolué sur ce point ?

— Pas du tout. Ce qui a changé, c’est la structure même du monde. Entre 1961 et aujourd’hui, les conditions d’interdépendance se sont aggravées. Tout le pays martiniquais a été bâti sur le modèle français. Nous n’avons aucune expérience de la vie américaine. Les gens ont un désir d’émancipation. Mais ils la refuseraient si on la leur proposait. C’est pour cela que je pense que la colonialisation par assimilation est la pire forme possible de colonisation.


— Vous substituez à la négritude de Césaire le concept de créolisation …

— Le problème identitaire des Antillais est lié à un double manque. D’abord, les Antillais ont souffert d’être Noirs. Ils ont cru que c’était une infériorité. Le mouvement de la négritude a eu un effet décisif dans les Antilles. On a cessé de croire qu’être Noir était une maladie. C’est à Césaire qu’on le doit. Mais les Antillais souffraient aussi d’être mélangés, métis. Ils le concevaient comme une tare. Et sur ce plan, la négritude n’a pas fait du bon travail. J’ai lutté toute ma vie pour l’idée que la créolisation du monde — le mélange des cultures sans prédétermination et sans confusion — donnait des résultats inattendus et inespérés. La créolisation reçoit la totalité des cultures du monde, mais ne tente pas de les unifier.


— Vous continuez d’enseigner la littérature à l’Université de New York. Que signifie l’élection de Barack Obama, une victoire de la créolisation ?

— L’idée de créolisation aux Etats-Unis ne fonctionnait pas du tout avec la manière d’exister des Noirs. Six mois avant l’élection d’Obama, les Noirs américains ne voulaient pas entendre parler de lui. C’est au dernier moment qu’ils ont vu cette espèce d’explosion et se sont ralliés. On lui faisait le reproche de ne pas être assez Noir. Aux Etats-Unis, un métis, historiquement, n’est pas un autochtone, il est un étranger. L’élection d’Obama dépasse donc le politique. Elle touche à l’emblématique. Elle signifie que le face-à-face blanc-noir aux Etats-Unis est terminé. L’élection d’Obama est celle de tous les migrants. Ce qui a gagné, c’est l’idée du métissage et la réalité de la créolisation.


— Quand on parle de littérature francophone, aujourd’hui, on prétend convier les marges, mais ne renforce-t-on pas les insularités et les ghettos ?

— Absolument. Je trouve que les militants de la francophonie sont complètement aliénés. Je suis un écrivain martiniquais de langue française, ni francophone ni Français. J’ai beaucoup plus de solidarité avec des écrivains anglophones ou hispanophones de la Caraïbe qu’avec des écrivains français. Je me sens en connivence avec Alejo Carpentier. Quelques jours avant de mourir, il me disait : « A notre âge, on ne se trompe plus ». Nous avions le même langage, à défaut de la même langue, la même confiance dans les mots. Nous croyons à la fonction primordiale de l’oralité dans l’écriture, à la fonction du rythme dans le texte littéraire. Nos littératures caraïbes sont des littératures du monde, à cause de notre expérience. Dans la Caraïbe, le monde entier est venu.

Edouard Glissant 

© Le Temps, 2009