« Dis,
papa, est-ce vrai qu'ils te couperont la tête ? »
De Port-au-Prince.
Seize heures. Bulletin d'information
de Radio Kiskeya, l'une des stations indépendantes les
plus écoutées. Ou peut-être, un peu plus
tôt dans la journée, celui d'une autre station indépendante,
une de celles dont les installations ont été sabotées
par des agents du pouvoir identifiés et libres.
Seize heures. Voici l'horreur
au quotidien : assassinat par balle d'un indigent, handicapé
moteur. Il avait applaudi de son fauteuil roulant aux manifestations
pacifiques contre le gouvernement. Interruption brutale d'une
réunion de travail de la coordination du mouvement syndical ;
arrestation arbitraire des principaux leaders ; arrestation
arbitraire de Kettly Julien, une militante des droits de l'homme
connue pour l'assistance qu'elle apporte aux victimes de violences
indépendamment de leur appartenance politique ; stationnement
d'un véhicule occupé par des hommes lourdement
armés devant le domicile de la coordinatrice du collectif
NON [créé en novembre 2003 par une centaine d'intellectuels
pour la défense des libertés en Haïti] —
elle n'est pas là, ils vont l'attendre et elle ne peut
rentrer chez elle ; menaces appuyées d'un curé
milicien qui appelle les partisans du pouvoir au massacre ;
utilisation constante de véhicules de la fonction publique
dans les crimes crapuleux, rapts, vols à main armée,
meurtres ; vague d'agressions dans les marchés contre
ceux qui osent dire que les prix augmentent, que le pays va mal …
Et tout ce que les radios ne peuvent pas rapporter, parce qu'elles
se perdent dans leurs comptes. Trop de faits arbitraires et trop
de corruption.
C'est le quotidien d'Haïti.
Et c'est pour cela que la population ne comprend pas quand la
« communauté internationale » lui
demande de négocier, de faire avec. Elle ne comprend pas
quand on lui dit qu'après tout Aristide a été
élu et qu'en bonne justice il conviendrait qu'il aille
au bout de son mandat. Car, justement, ce qu'elle réclame,
c'est des élections. Des vraies. Pas des bulletins volés,
des urnes transportées dans les commissariats comme aux
législatives de mai 2000. Pas des électeurs fantômes
comme à la présidentielle de novembre 2000, quand
seuls les mercenaires d'Aristide et quelques salariés
de la Communauté des Caraïbes (CARICOM) ont cru voir
des votants.
Elle ne comprend pas, la population,
quand on lui dit qu'Aristide est encore populaire. Elle sait
qu'il l'a été. En 1990, elle-même l'avait
porté au pouvoir. Elle-même avait attendu son retour
en combattant les militaires qui l'avaient renversé. Elle
sait quelle fut sa joie à son retour, et ce qu'est aujourd'hui
sa déception face à ses actes. Elle sait qu'elle
ne l'a pas réélu. Et qu'aujourd'hui, dans ses bidonvilles
plus que dans les beaux quartiers, elle est tenue en otage par
les chimè [mot créole qui désigne
les bandes armées par le gouvernement] qui lui lancent
des balles, des pierres et des bouteilles quand elle prétend
manifester.
LE PAYS VA DROIT À
LA GUERRE CIVILE SI ARISTIDE RESTE
Elle ne comprend pas non plus,
cette population, quand, en analyste froid ne voulant pas agir,
on la menace de l'éventualité du chaos si Aristide
est chassé du pouvoir. Le chaos, c'est son quotidien.
Car cette dictature qui n'a pas les moyens opère par banditisme,
détruit le peu qui reste de l'administration publique
et ne dirige plus rien. Un pays en dérive, un pays à
la drive, comme on dit en créole. Elle sait que
plus longtemps Aristide restera au pouvoir plus le chaos s'étalera.
Car le pouvoir et la nation ne peuvent plus se réconcilier.
Elle sait que le pays va droit à la guerre civile si Aristide
est maintenu au pouvoir. Cette guerre civile qui a déjà
commencé dans la ville de Gonaïves [quatrième
ville du pays, « prise » par le Front de
résistance révolutionnaire (FRR) le 6 février].
Les gens n'accepteront pas éternellement d'être
tués. Et le pouvoir ne pourra que réprimer. Et
l'on se révoltera contre la répression. Et mort
pour mort, du sang, encore du sang.
Elle comprend encore moins, la
population, quand on lui dit, avec paternalisme, qu'on ne voit
pas poindre la figure d'un leader, charismatique de préférence.
Le dernier en date [Aristide] lui avait promis du griot
[grillade] de tonton macoute à manger, avant de créer
sa propre milice. Elle en a marre des mages et des prédestinés.
Elle voudrait construire des partis, des bases associatives d'où
naîtront des leaders.
Elle se fâche aussi un
peu, la population, quand on lui reproche un éventuel
« manque d'unité ». Car elle a signé
des documents très clairs. Sur les modalités de
constitution d'un gouvernement provisoire, sur sa durée,
sur son mandat. Un texte élaboré et adopté
par l'ensemble des formations politiques et l'ensemble des associations
de la société civile [plate-forme politique signée
le 1er janvier 2004 entre la société civile et
l'opposition]. Qu'on lui parle de son manque d'unité l'étonne,
la population ! Au bout de deux cents ans, elle commence
à se rendre compte que c'est ce manque d'unité,
ce déficit de citoyenneté, ce chien mangé
chien [expression créole pour dire que tout le monde
s'entretue] sur fond de caste, de couleur, de préjugés
et d'exclusions, cet entreprenariat sauvage sans souci de la
nation et du travailleur, cet Etat plus promoteur de ses agents
que gestionnaire du bien public, cette incapacité à
établir une sphère commune de citoyenneté
qui ont produit la hargne et le ressentiment où ont trouvé
refuge ses pire dérives totalitaires. Aujourd'hui, elle
commence à comprendre ses vrais problèmes et entend
bien forcer le capital [les patrons] à s'humaniser et
à se moderniser, l'Etat à arbitrer et à
servir. Elle sent le bel élan d'un vouloir vivre ensemble,
et, pour l'aider à construire cette unité naissante,
il faut se joindre à elle dans son rejet de l'arbitraire.
Elle se demande enfin si ceux
qui ne la comprennent pas quand elle réclame le départ
immédiat de la dictature Lavalas ne font pas, sans le
savoir, deux poids et deux mesures. Car partout ailleurs (ou
presque), devant l'énormité des erreurs vécues
au quotidien, on aurait tout fait pour mettre fin à l'inacceptable.
Elle réclame les mêmes codes et les mêmes
égards.
Seize heures trente. Suite du
journal après la pause publicitaire : un autre industriel
a été enlevé. Comme à l'accoutumée
ses ravisseurs circulaient dans un véhicule officiel ;
une balle a atteint une fillette manœuvrant son tricycle alors
que la « police » réprimait une
manif légale et pacifique ; une nouvelle liste de
personnes à décapiter est mise en circulation ;
des chimè sont allés réclamer le
paiement de leurs dernières exactions à l'Office
national d'assurance vieillesse ; au début de la
guerre civile à Gonaïves, les forces du pouvoir utilisent
des enfants attrapés au passage comme boucliers humains ;
une dizaine de jeunes gens ont été assassinés
en plein jour par un groupe de chimè, à
Boston, une section de la cité Soleil [le plus grand bidonville
d'Haïti] ; des chimè et des « policiers »
ont fouillé toutes les chambres d'un hôpital privé
et tiré des coups de feu en poursuivant des étudiants
déjà blessés ; la « police »
lance des grenades lacrymogènes à titre préventif
en direction de la faculté des sciences humaines et des
résidences du quartier …
Et dans toutes les maisons, la
révolte, le rejet et la peur. Et une fille de 12 ans qui
demande à son père : « Est-ce
vrai qu'ils te couperont la tête ? »
Ceux qui voudraient douter des
exactions et de la dictature peuvent se référer
aux organismes de défense des droits de l'homme, aux organes
de presse haïtiens, aux correspondants de presse stationnés
en Haïti, s'ils savent voir et écouter ; aux
ambassades, si elles acceptent de tout dire ; aux missions
des organisations internationales, si leurs chefs n'aiment pas
trop les plages ; et, bien sûr, aux simples citoyens
et citoyennes qui vivent la terreur au quotidien et crient qu'ils
n'en peuvent plus.
Quant à la fille de 12
ans, moi, je peux témoigner. C'est la mienne.
Lyonel Trouillot
(avec la collaboration d'Anne Gaelle Muths Ludovic)
© Courrier
International