Lyonel
Trouillot — Militant
haïtien pour la démocratie dans son pays et auteur
de
recueils de poésie et de romans dont Les Enfants des
héros (2002) ou L'amour avant que j'oublie (2007) chez Actes
Sud
et de l'essai Haïti, repenser la citoyenneté
(Haïti,
solidarité internationale, 2003). Il a publié en
2008,
avec Sophie Boutaud de La Combe, Lettres de loin en loin : une
correspondance haïtienne (Actes Sud). |
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Dis, papa, est-ce qu'ils te
couperont la tête ?
Courrier international, 12-18
février 2004 |
Les
Haïtiens ne sont pas écoutés,
Le Monde, 9-10 janvier 2011 |
Contre l'élitisme,
faisons vivre la culture populaire des Haïtiens !
Le Monde, 14 mai 2015 |
En
Haïti, nous n'avons pas la maîtrise de notre pays,
Libération, 23-24 janvier 2016 |
Trump
réduit l'autre à un présent sans
passé,
Le Monde, 17 janvier 2018 |
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Lyonel Trouillot, « Les fous de Saint-Antoine :
traversée rythmique »,
Port-au-Prince, 1989 |
Lyonel Trouillot, « Rue des pas perdus »,
Port-au-Prince, 1996 |
Lyonel Trouillot, « Les dits du fou de l'île »,
Port-au-Prince, 1997 |
Lyonel Trouillot, « Thérèse
en mille morceaux », Arles, 2000 |
Lyonel Trouillot, « Histoires simples »,
Port-au-Prince, 2001 |
Lyonel Trouillot, « Les enfants des
héros », Arles, 2002 |
Lyonel Trouillot, « Yanvalou pour Charlie »,
Arles, 2009 |
Lyonel Trouillot, « Eloge de la contemplation »,
Paris, 2009 |
Louis-Philippe Dalembert et Lyonel Trouillot,
« Haïti,
une traversée littéraire »,
Paris et Port-au-Prince, 2010 |
Lyonel Trouillot, « La belle amour humaine »,
Arles, 2011 |
Lyonnel Trouillot, « Parabole du failli »,
Arles, 2013 |
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Les pays pauvres et l'ogre
L'ÉLECTION
D'UN PRÉSIDENT NOIR AUX ÉTATS-UNIS
EST UNE HEUREUSE AVANCÉE. MAIS ELLE NE SIGNIFIE PAS LA FIN
DE L'INJUSTICE ET DU RACISME DANS LE MONDE.
Les
Etats-Unis ! Je ne parle pas ici des individus qui, en tant
que
tels, ne sont ni pires ni meilleurs que les autres humains, mais d'une
machine à protéger les
intérêts du capital.
Je parle de l'Etat dont on oublie, depuis que certaines gauches
refusent d'être à gauche, d'analyser les
fonctions, l'une
de ces fonctions restant d'être le bras armé et
l'instance
de structuration de l'organisation sociale et du partage
inéquitable des richesses. Dans mon vécu de
citoyen
haïtien, c'est d'abord cela, les Etats-Unis : l'Etat
américain dans l'exercice de ses fonctions traditionnelles,
à savoir défendre des
intérêts et en
combattre d'autres.
Comment oublier une occupation de dix-neuf
ans (1915-1934) justifiée uniquement par
l'appétit
impérialiste ? Occupation qui eut pour
résultat la
mise à mort de la production agricole du pays et le
renforcement
du sous-racisme local. Comment oublier le soutien à la
dictature
des Duvalier qui assassina tranquillement des milliers de jeunes
Haïtiens ? Comment ne pas partager la
colère et
l'ironie du poète [Anthony Phelps] qui criait :
— Yankee de mon
cœur qui boit
mon café et mon cacao
Yankee de mon cœur qui
entre
dans ma case en terrain
conquis …
Ce
fut cela, hier. Et aujourd'hui comme hier : l'aide sous condition, les
relations de dépendance et d'exploitation en connivence avec
des
secteurs aliénés et corrompus de la bourgeoisie
locale.
Et puis, actuellement en cours sans la moindre retenue, la mise sous
tutelle de l'imaginaire par l'invasion des sectes qui, sous couverture
évangélique, prêchent obscurantisme et
individualisme, attaquent les artefacts et les symboles de la culture
populaire : le vaudou, nos légendes, nos
danses …
Comment oublier enfin que, au moment
où j'écris cet article, se déroule
à
Port-au-Prince — capitale de mon pays,
Haïti — un festival international de jazz
qui ne
recevra pas de musiciens cubains, entre autres raisons parce que
l'ambassade des Etats-Unis, partenaire du projet, s'est
opposée
à leur venue ?
Pour un petit pays, pour les faibles
et les pauvres, l'Etat américain, c'est un ogre. Il faudra
plus
que l'arme de la rhétorique et un Noir à la
Maison
Blanche pour changer les faits et l'image.
Cela dit, comme des
millions de personnes de par le monde (sur tous les continents, Barack
Obama avait été
« élu » bien
avant le 4 novembre 2008, et à une majorité de
loin plus
écrasante que celle que lui accordent les
résultats
officiels du scrutin), je suis encore sous l'effet de la bonne surprise
du résultat de l'élection
présidentielle
américaine. Il n'est guère coutumier que les
élans
instinctifs comme les positions réfléchies des
Etats-Unis
coïncident avec les rêves du reste du monde.
Le monde
(l'Occident non compris ; disons : la droite de
l'Occident
non comprise) a déjà voté plus d'une
fois contre
beaucoup de choses (contre, par exemple, des guerres aussi
bêtes
que meurtrières ; contre l'appui inconditionnel
à
des alliés qui se sentent toujours dans leurs droits,
indépendamment de la violence et de la démesure
de leurs
actions ; contre l'association de deux tyrannies telles que la
bondieuserie et le capital) sans que les Etats-Unis n'en tiennent
compte.
Je devrais être content, puisque les
électeurs américains ont fait, pour cette fois,
cause
commune avec moi et le reste du monde.
Hélas. Tant de
manifestations de joie et de déclarations versent sans s'en
rendre compte dans le culte de la personnalité.
« Homme fort »,
« voix
chaude » … J'entends beaucoup
plus parler de
l'ascension de Barack Obama, de sa personnalité, de ses
démêlés avec la cigarette, de sa taille
et de ses
enfants que de son idéologie politique. Pourtant, lui parle
une
langue claire, articulée, et définit les contours
de
l'action politique et sociale qu'il entend mener. N'est-ce pas de cela
qu'on devrait discuter ? N'est-ce pas ce qu'on devra
bientôt
subir ou applaudir ?
Et quel
« infantilisme » dans cet
« on a
gagné » qui envahit les rues du monde. En
particulier
dans ce désir occidental, européen, de
transformer
l'élection d'un
« Noir » ou d'un
« métis »
(intéressant que les deux
termes soient utilisés pour parler du même homme)
en une
nouvelle béatitude.
Attitude qui n'est pas sans avoir de
similitude avec une aspiration individuelle et collective à
la
bonne conscience, un spectacle pour l'oubli, exactement à la
manière dont l'adoption d'un enfant noir ou
« le
souhait d'avoir un petit-fils métis »
peuvent
créer l'illusion d'en avoir fini soi-même ou de
vivre dans
une société en ayant fini avec le racisme et
l'inégalité.
Si Barack Obama est sans doute le
Noir (ou le métis, tout dépend de qui parle) le
plus
visible et le plus puissant de la planète, dans la
hiérarchie mondiale des races qui existe de fait, les Noirs
ne
sont pas soudain devenus les égaux des Blancs.
Il faudra
pour cela que les richesses et le pouvoir d'agir sur le monde et
soi-même soient mieux partagés entre la
Grande-Bretagne et
la Somalie, qu'on ne fasse plus de tri dans les crimes de l'Histoire
qu'on veut bien regretter, que les vaccins et le repas du jour soient
moins rares ici que là, que tous les savoirs et toutes les
cultures se rencontrent et se fondent en biens communs.
L'élection
de Barack Obama est un heureux événement, et
marque sans
conteste une avancée ; elle n'annonce pas pour
autant une
révolution, et ne signifie pas la fin de l'injustice et du
racisme ni aux Etats-Unis ni dans le monde. L'infantilisme jubilatoire
libère sans doute des fantasmes (exotisme
« couleur
café » chez les Blancs ;
illusion identitaire
pour cause de ressemblance chez les Noirs) sans forcément
aider
à penser le réel, le possible, les limites du
possible.
Or l'urgence n'est-elle pas, toujours, de penser ?
Barack
Obama offre pourtant des pistes pour penser. Il tient un discours
exprimant des préoccupations universelles. Il est pour cela
en
rupture avec la rhétorique divisant le monde en
alliés et
ennemis des Etats-Unis, et il ne se donne pas le droit de cautionner ou
d'ordonner tout et n'importe quoi au nom des
intérêts et
de la puissance de son pays.
Il était jusqu'ici
imprévu qu'un être humain puisse, à
Port-au-Prince
ou à Kinshasa, se retrouver dans les mots d'un
président
américain. Cela peut signifier deux choses : soit
que
l'empire, assuré de sa puissance et de son essence immuable,
a
décidé de se payer une nouvelle apparence,
quelque chose
qui serait de l'ordre de la chirurgie esthétique.
Soit
que l'empire, sous le poids de ses contradictions internes
— non dans le légendaire isolement de ses
avant-gardes humanistes, mais de manière plus
collective —, a enfin atteint l'âge des
Lumières, ce qui constituerait un beau revers de l'Histoire
à l'heure où, par rapport aux
Lumières, d'autres
pays semblent faire marche arrière. L'Etat
américain et
l'extrême droite bondieusarde ont toujours semblé
vivre en
deçà des Lumières. Et voilà
que le
porte-parole attitré de l'empire parle comme un citoyen du
monde
et non comme un géant barbare à la fois gendarme
et
conquérant, pasteur et prédateur.
La présidence de Barack Obama est porteuse de dangers, comme
toute chose en laquelle s'activent l'ancien et le nouveau.
Du
côté de l'ancien : pour l'instant,
à part
quelques mesures répondant à l'abc de
l'humanisme, la
victoire de Barack Obama n'a qu'une valeur symbolique pour les
oubliés et les citoyens de seconde zone que sont les Noirs
aux
Etats-Unis et les populations d'un grand nombre de pays. Il ne suffit
pas d'une origine, d'un effet de représentation pour que les
conditions générales d'existence des populations
changent.
La
couleur n'est pas un mérite, et l'on voit bien
l'extrême
droite américaine dire :
« voyez, nous sommes
tous égaux ici (et dans le monde) »,
alors même
que les conditions de vie des oubliés du capital ne
changeraient
pas vraiment, et que cette même extrême droite
combattrait
farouchement tout projet de changement réel. Barack Obama,
malgré lui, pourrait vite être réduit
à un
mirage.
Du côté du nouveau : il est aussi
envisageable que Barack Obama veuille sincèrement
« humaniser » l'empire. Or
« l'humanisation » de l'empire
conduira
forcément à sa mise en danger. Les Etats-Unis ne
sont
possibles que comme ils sont, en s'imposant comme ils le font. Faire
des Etats-Unis un pays comme les autres. En faire un pays
frère.
Moins américain. Plus humain. Et humain veut dire faible.
C'est
une faiblesse humaine d'être humble et solidaire. Cette mise
en
danger-là n'est pas pour me déplaire.
Lyonel
Trouillot
© Le
Monde
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