« En Haïti, nous n'avons pas
la maîtrise de notre pays »
Lyonel Trouillot
entretien recueilli par Jean-Louis Le Touzet
| Six
ans après le violent séisme qui a ravagé
Port-au-Prince, le poète et romancier haïtien évoque
la situation catastrophique de son pays, alors que se déroule ce
dimanche [24 janvier] le second tour de la présidentielle,
où un seul candidat, Jovenel Moïse, est en lice.
NB
: Le second tour de l'élection présidentielle,
prévu dimanche 24 janvier 2016, a été
reporté in extremis (et après l'entretien entre Lyonel
Trouillot et Jean-Louis Le Touzet) ; aucune date nouvelle n'a
été proposée.
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Lyonel Trouillot, dans les locaux parisiens d'Actes Sud (2016) ROBERTO FRANKENBERG |
Janvier
2010, un tremblement de terre cause la mort de presque 300 000
personnes en Haïti. Six ans après, alors que le Palais
national est toujours écrasé sur lui-même, comme le
symbole d’un pays effondré, l’élection
présidentielle se déroule dans un climat politique
épouvantable. Arrivé deuxième au premier tour,
Jude Célestin, déjà candidat en 2010, s’est
retiré devant « les fraudes et cette
mascarade ». Jovenel Moïse, l’homme du
président sortant, Michel Martelly, inaugurera alors une
nouvelle forme de démocratie aux Caraïbes : un second
tour avec … un seul candidat. Lyonel Trouillot,
vice-président de l’association des écrivains de la
Caraïbe, qui vient de publier l’ouvrage Kannjawou [Actes Sud, 2016],
évoque pour Libération un
« déni » de souveraineté
« appuyé » par la communauté
internationale.
— Pour vous, cette élection est une farce …
Comment
Haïti peut vivre avec ce mensonge monté de toutes
pièces et construit par la communauté
internationale ? Un candidat élu d’avance, choisi par
l’exécutif et les instances internationales :
voilà le tableau. On se prépare donc à une
catastrophe institutionnelle : un président qui ne sera pas
reconnu par le pays, mais reconnu par ceux qui l’auront
fabriqué. Cela fait dix ans que nous vivons selon ce même
scénario. Michel Martelly, élu par la communauté
internationale avec quelques voix haïtiennes il y a cinq ans, nous
sort de son chapeau un nouveau candidat adoubé par la
communauté internationale. C’est vertigineux. Un
diplomate, dont je tairai le nom, m’a dit :
« Lyonel, vous avez l’habitude des dictateurs.
Pourquoi ne supporteriez-vous pas un corrompu encore quelques
années ? »
— Pour
vous, il s’agit clairement, à travers cette
élection jouée d’avance, d’une domination des
instances internationales ?
C’est
la première fois que les choses sont aussi nettes.
Au-delà du caractère corrompu du gouvernement qui impose
son candidat, un conflit s’est installé entre la
population haïtienne et
« l’international » : Union
européenne, Etats-Unis, ONG, bailleurs internationaux.
C’est la première fois que les Haïtiens expriment un
rejet massif de ce diktat sur la réalité haïtienne.
Quand vous avez des diplomates qui vous disent :
« Voilà, il y aura un second tour entre untel et
untel, et ça sera ainsi et pas autrement », le pays
ne peut que constater qu’il n’est plus un pays, et que le
déni de souveraineté est acté. Même les
partis politiques locaux disent : « Mais c’est
impossible d’élire un homme nommé
d’avance ». L’empressement des forces
étrangères à continuer cette parodie est humiliant
et détestable. Laisser Haïti reprendre la main sur ses
affaires, c’est reconnaître la faillite des systèmes
des aides, ces béquilles imposées par
l’international. Ce pays est depuis dix ans sous pilotage de la
communauté internationale. Cette dernière a imposé
des élections après le tremblement de terre alors que les
Haïtiens avaient évidemment d’autres urgences. Ce qui
serait amusant, c’est que les citoyens européens
interrogent leurs propres gouvernants : pourquoi avoir mis en
place des élections à marche forcée dans un pays
de 300 000 morts ? Pourquoi imposez-vous une élection
dont vous connaissez déjà le vainqueur ? En fait, il
s’agit de l’imposition de l’apparence de la
démocratie à Haïti.
— A
vous écouter, Haïti serait toujours « un
enfant » dans la main la communauté internationale.
Absolument,
et cela dit que nous n’avons pas la maîtrise de notre pays.
Les diplomates le disent de manière façon très
claire. C’est comme si le caractère indépendant
d’Haïti était au fond aujourd’hui impossible.
Peut-être il y a un peu de cela et aussi un peu de racisme qui ne
dit pas son nom. Haïti est donc un bon petit troupeau de
nègres. Nous, communauté internationale, nous allons les
aider comme un bon berger, car le petit troupeau ne sait pas comment
orienter sa marche. Or, ça n’a pas toujours
été le cas. Cette situation de dépendance
s’est renforcée après la chute de Jean-Claude
Duvalier. L’intervention américaine de 1993 marque pour
moi la domination de l’acronyme sur le pays : les missions
vont changer de nom et gouverner en quelque sorte la
réalité politique. Puis est venu le tremblement de terre.
Le pays devient alors un parfait cobaye pour les institutions
internationales pour expérimenter les politiques des puissances
occidentales.
— Comment et où s’exprime ce ras-le-bol des Haïtiens ?
Mais
partout ! Sur les radios, dans la rue, dans la presse, sur les
réseaux sociaux et à l’étranger dans les
communautés, notamment américaines et canadiennes. Le
message adressé par la rue est le suivant :
« Cela fait dix ans que vous échouez, et vous
échouez en notre nom. Vous nous faites des élections avec
votre candidat déjà élu ». Pour
d’autres citoyens, « ça ne marchera pas, parce
que l’organisation de ces élections a été
confiée à des personnes corrompues et que le candidat a
été choisi par vous [la communauté
internationale] ». Et que leur répond-on ?
« Voyons voyons, ne soyez pas si regardants, et puis
faudrait savoir à la fin ce que vous voulez ? Eh bien vous
voulez des élections ? Mais vous les avez ! De quoi
vous vous plaignez ? » Quand j’évoque face
à des citoyens américains, canadiens, français, la
situation imposée, par finalement leurs propres
représentants, ils tombent des nues et disent :
« Mais c’est incroyable, comment est-ce
possible ? »
— Comment vivez-vous avec cette présence « internationale » ?
On
vit à côté. La plupart des étrangers vivant
en Haïti n’y vivent pas vraiment : ils n’ont pas
le contact avec le pays. Ils n’ont pas l’humeur du pays.
Ils n’ont pas l’écoute de ce que dit le pays. Il
s’agit d’une domination doucereuse. Ils vivent donc dans
des ghettos blancs. Plus le pays ira mal, plus ce pays aura besoin
d’aides et d’ONG. Cette dépendance des institutions
de l’Etat est renforcée par cette forte présence
des ONG. C’est la caresse de l’occupation.
« Nous sommes les gentils, nous disent-ils. Nous vous
aidons. Nous vous amenons des livres. Vous aimez les
livres ? » Haïti se radicalise vis-à-vis de
la présence étrangère. La cible aujourd’hui,
ça ne serait plus ce gouvernement de corrompus mais la
présence étrangère. Haïti, c’est un
patient sous tranquillisants depuis dix ans.
— Que dit la France ?
Elle
ne dit rien et fait porter sur l’UE la responsabilité de
la situation. C’est assez malin de se défausser sur
l’Europe. Envers la France, et pour des raisons historiques,
notamment de la part des intellos haïtiens, il existe une relation
amicale qui tient en vertu des humanités partagées. Or
aujourd’hui, on sent qu’il n’y a plus cet élan
de fraternité vis-à-vis même de la France. Le doute
s’est installé. Du côté populaire,
c’est très différent. Il y a évidemment un
passé colonial, mais surtout dans l’héritage
laissé par la langue. Or, la langue est celle de
l’élite, de la bourgeoisie, des dominants. Quant au
locuteur créolophone, qui ne connaît pas le
français, il voit la langue comme un outil qui
l’empêche de s’exprimer. L’image de la France
paye le prix de ses crimes historiques et le prix des crimes
économiques commis par l’élite haïtienne qui
parle … le français. La langue française est
vue alors comme un outil de domination.
— Vous
avez noté que le langage diplomatique s’était
relâché. Qu’est-ce que cela signifie ?
« Je
suis content d’être dans votre pays aussi charmant que
désespérant ». Cette phrase m’a
été dite par une autorité consulaire. La
diplomatie se relâche. Plus de retenue. Les digues du langage se
sont effondrées. Même les officiels américains y
vont de leur phrase : « Votre pays a tellement de
problèmes que je suis obligé de vous consacrer mon
samedi ». Pas que diplomatique. Le président Martelly
lui-même est l’expression de ce langage
relâché. Dans un discours, il exprime qu’il aimerait
coucher avec une femme qu’il vient d’aviser …
dans le public. Et les diplomates de sourire, goguenards. Les cadenas
ont sauté. Martelly a été le chef
d’orchestre de ce désastre langagier. J’y vois la
négation même d’Haïti en tant
qu’entité, à la fois dans la bouche du
Président et dans la bouche de la diplomatie. De sorte que ce
langage décomplexé, reçu par la population, est
compris comme la fin de l’empreinte même de ce que fut
Haïti. Les lèvres ne sont plus retenues.
— Catastrophe langagière mais aussi catastrophe spirituelle …
Parfaitement.
Les églises évangéliques sont la plus grande
catastrophe morale qui est tombée sur Haïti.
L’individu est de moins en moins un citoyen : il est un
frère en Christ. Le discours qu’elles tiennent,
c’est que l’homme est un loup pour l’homme. Ne fais
pas confiance à ton voisin, ne te confie à personne. Le
virage sectaire est inouï, leur conservatisme abominable. On
l’a vu lors du tremblement de terre. L’écho que
renvoyaient ces églises était : « Vous
n’avez pas suivi les voies du Seigneur, la punition
céleste vous a cueilli ». Ce virage
évangélique débute sous la dictature de
Jean-Claude Duvalier. C’est le début de
« l’invisible invasion »
évangélique.
entretien recueilli par Jean-Louis Le Touzet
Libération, 2016