Trump réduit l'autre à un présent sans passé.
Lyonel Trouillot
Le
président américain aurait qualifié de « pays de
merde » Haïti et les pays d’Afrique. Dans une tribune,
l’écrivain haïtien souligne que ce discours est le
reflet d’un mépris pour l’autre et d’une
volonté de moquer les plus faibles.
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Lyonel Trouillot |
Le président américain affirme ne pas avoir dit qu’Haïti et tels autres pays étaient des shithole countries [« pays de merde »].
Qu’est-ce qui parle dans ces mots ? Deux choses. La
première : un mépris de l’Histoire entretenu
depuis plusieurs siècles par des procédés et
procédures d’occultation. Faire l’économie du
processus tout en canonisant le cliché. L’autre se trouve
réduit à une sorte de présent sans passé.
Si l’on cherche les causes des « malheurs »
d’Haïti, il faut compter les effets désastreux de
l’occupation par les forces américaines de 1915 à
1934 : l’appauvrissement de la paysannerie ; la
centralisation et la création de la république de
Port-au-Prince ; la mise en place d’une armée
répressive qui ne livra la guerre qu’en interne contre les
forces progressistes ; l’accentuation des
préjugés de race et de couleur ;
l’appauvrissement de l’Etat car la trésorerie
haïtienne a supporté le coût financier de
l’occupation.
Comment
devient-on Haïti ? Comment, noire, solitaire, frappée
d’ostracisme, Haïti a-t-elle pu survivre dans la
première moitié du XIXe siècle ?
Comment doit-on se battre pour exister quand on est Haïti ?
Oui, ce qu’il y a d’offensant, c’est d’abord le
silence qui a rendu possibles toutes les caricatures. Et sur le
silence, aucune société occidentale ne peut
prétendre à l’innocence.
Mais
tout pays ayant sa part d'héroïsme et de ridicule, de
bêtise et d'intelligence, de réactionnaires et de
progressistes, Haïti comme les autres pays que le président
américain dit n’avoir pas traité de shithole countries, n’a
pas à convaincre le monde qu’elle mérite mieux que
cette épithète. Aucun pays, même pas les
Etats-Unis, que d'aucuns jugent arrogants, obèses, haut lieu de
l'obscurantisme et de l'individualisme barbare, ne mérite
pareille réduction. Il n'y a pas deux humanités. Je n'ai
donc rien à expliquer.
C'est
de préférence à
l'Occident-chrétien-blanc-capitaliste d'expliquer à
lui-même et au monde par quel processus de
déshumanisation, dans la course au profit et la reproduction de
l'inégalité à l'échelle mondiale, il n'en
finit pas d'épuiser sa valeur morale jusqu'à produire des
leaders pour lesquels il n'y a que deux types de
sociétés, et à l'intérieur des
sociétés deux types d'individus, deux notions pour juger
les humains et le monde : la réussite et l'échec.
LOGIQUE DU PUISSANT
Et
la deuxième chose qui parle dans le discours du président
américain, gardien de l'empire et son premier porte-parole,
c'est cette logique du puissant s'arrogeant le droit de dire tout et
n'importe quoi à propos de celui qu'il considère comme
faible ou subalterne. Il n'y a plus que les minorités et les
pauvres auxquels on demande aujourd'hui de faire attention à ce
qu'ils disent. Il est facile de parler des dérives de Donald
Trump, d'isoler son propos et de n'en laisser qu'à lui la
responsabilité. Le propos est raciste, tous les Occidentaux ne
sont pas racistes. Mais dire n'importe quoi est plus courant qu'on veut
l'admettre. « Ça me fatigue »,
« Ça m'emmerde », « Ne viens
pas me déranger dans mon train de vie, ma façon
d'être ».
Au-delà
du racisme, c'est aussi le positionnement qu'il faut interroger.
L'autre qui n'occupe pas ma position au sommet de la hiérarchie
de classe, de race, de culture est toujours de trop quand il se
manifeste, qu'il vienne avec sa pauvreté, ses doutes, ou ses
questions. Je peux choisir de l'accueillir ou de le repousser, de lui
faire l'aumône ou de lui mettre une baffe. Lui n'a qu'à se
soumettre et accepter le sort dont je décide pour lui. De
l'employé d'ONG au chef d'Etat, en passant par le missionnaire
et le coopérant, c'est la posture dominante, le droit de
qualifier l'autre.
La
compassion peut ainsi venir du même lieu que l'injure. De
personne à personne, d'Etat à Etat, les riches, les
puissants, dans toutes les formes de pouvoir (symbolique, statutaire,
économique, social) chantent aux autres leur « Let me
be ». Le racisme est la posture exacerbée,
heureusement loin d'être partagée par tous, de ce droit
à jouir du monde sans être dérangé que
réclament les puissants.
FIN DU POLITIQUE
La
majorité de ceux qui ont élu le président Trump
l'ont élu pour qu'ils disent ce qu'il dit n'avoir pas dit, pour
faire ce qu'il fait. Aujourd'hui, qu'exprime la démocratie
formelle ou représentative ? Dans certains cas, la fin du
politique, lorsque tel est élu par défaut
d'idéologie. Dans d'autres cas — c'est
Trump —, que la politique ne consiste plus qu'à
veiller au grain pour les riches, préserver les
privilèges, maintenir l'ordre sans le masque de la politesse.
Ceux qui voulaient du sans complexe et du désinhibé n'ont
plus matière à se plaindre, ils en ont maintenant pour
leur compte.
Le
grotesque, le pédant, le vulgaire, l'impudence et
l'outrecuidance, le « je suis riche et heureux, et toi
fous-moi la paix », nous l'avons aussi connu en Haïti
avec la présidence de Michel Martelly, amateur d'injures et
d'insultes, ex-roi de carnaval qui savait s'exhiber torse nu et en
petite culotte. Pour l'histoire, au premier décompte il
n'était pas gagnant. Puis sont intervenues les organisations
internationales et les ambassades occidentales pour lui permettre de
participer au second tour.
Peut-être
qu'en Haïti comme ailleurs — en cela, riches ou
pauvres, les pays se ressemblent de plus en plus — certains
dirigeants (ne) seraient (que) les rejetons monstrueux de la
« démocratie » quand celle-ci
disparaît dans les égouts du spectacle et du management,
sinistres clowns du libéralisme triomphant et sauvage,
jouisseurs au service des puissances d'argent !
Ce
que j'ai entendu dans ce que le président américain dit
qu'il n'a pas dit, c'est une voix autorisée d'un monde, d'un
système. C'est à ce monde, à ce système
d'expliquer, au-delà de la référence à la
personnalité de tel ou tel, comment cette
« école de valeurs » qu'il prétend
être en est arrivé là.