Giusi Nicolini, Antigone moderne
Maryline Baumard
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Giusi Nicolini en octobre 2015 IGOR PETIX/ROPI-REA |
La
maire de Lampedusa mène un lourd combat au secours des milliers
de migrants débarquant sur la petite île italienne. Elle
vient de recevoir le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des
femmes.
Vingt-six
siècles après celle de Sophocle, une Antigone moderne
œuvre aux confins de l’Europe. Sur son rocher, elle compte
les naufragés, leur offre une sépulture quand la mer
rend les corps, ou consigne simplement leur nom dans le lourd registre
des disparus. Giusi Nicolini, 55 ans, est la maire de Lampedusa, une
petite île italienne plus près de la Tunisie que des
côtes siciliennes, dont elle dépend. En 2015, elle a
accueilli 20 000 migrants dont le bateau a accosté
là ou que les secours ont ramenés.
C’est
lorsqu’elle a vu Giusi Nicolini, l’été 2015,
aider les vivants et prendre soin des morts que la comparaison avec
l’héroïne de Sophocle s’est imposée
à Madeleine Gobeil-Noël. Cette ex-directrice de la culture
à l’Unesco, membre du jury du prix Simone de Beauvoir pour
la liberté des femmes et amie de toujours de l’auteure du Deuxième Sexe, a imposé la candidature iconoclaste de cette « Juste », version XXIe siècle.
Depuis
jeudi 14 janvier, Giusi Nicolini est la neuvième
lauréate. Après l’historienne Michelle Perrot
ou la romancière d’origine bangladaise Taslima Nasreen,
elle a reçu sa récompense des mains de Sylvie Le Bon
de Beauvoir, fille adoptive de la philosophe. Ovationnée
à son entrée dans la grande salle de la Maison de
l’Amérique latine, l’Italienne a profité de
son auditoire pour rappeler ses combats. Elle a fait vibrer la salle,
à la sicilienne, parlant avec les mains pour donner corps
à ses mots et ses idées.
Que
l’ambassadeur d’Italie, Giandomenico Magliano, la
directrice de l’Unesco, Irina Bokova, et une brochette
d’intellectuels aient été là n’a pas
empêché la fille des îles de jouer sur son registre
politiquement explosif. « Je refuse une politique européenne immorale et honteuse »,
a-t-elle martelé, les yeux noirs, avant d’appeler à
construire une Union européenne plus encline à
l’accueil, parce que « la
politique de fermeture de l’Europe met en danger notre bonheur,
notre sérénité. Comme à Chios, Lesbos ou
Calais », a-t-elle ajouté sans détour.
Si
l’insulaire a une marque de fabrique, c’est son style
direct. Alors, elle n’a pas mâché ses mots sur le
plan européen de répartition de
160 000 réfugiés d’ici à 2017, qui
piétine lamentablement, avec ses 200 migrants
effectivement répartis entre les pays d’Europe entre
septembre et décembre 2015. Appelant au bon sens, elle demande
qu’on harmonise enfin les statuts de réfugiés
en Europe et qu’on permette de déposer les demandes
d’asile dans les ambassades des pays d’origine,
plutôt que de laisser des gens persécutés risquer
leur vie en mer et enrichir des passeurs. « En 2016,
il est insupportable qu’on vienne à la nage déposer
une demande d’asile en Europe », rappelle-t-elle souvent.
Celle
que l’Italie appelle « la Lionne », autant
pour sa généreuse chevelure blonde que pour ses coups de
griffes politiques, donne du fil à retordre à
l’exécutif depuis qu’en 2012 elle a pris en
charge la destinée de son caillou d’une vingtaine de
kilomètres carrés et de ses 6 000 habitants. Le
7 janvier, elle invitait, sur son compte Twitter, Matteo Renzi, le
président du conseil, à venir sur place mesurer les
effets du hotspot expérimental qu’il lui a imposé. L’humaniste a avoué au Monde
ne pas aimer héberger chez elle cette structure de tri entre les
demandeurs d’asile et les autres. Elle qui s’est battue
pour avoir un centre d’accueil digne de ce nom !
Mme Nicolini ne comprend d’ailleurs pas qu’on puisse
opérer une sélection. « Trier
les gens comme on trie des grains de blé est une folie !
Comment peut-on renvoyer un migrant économique qui a fait ce
voyage, bravant tant de dangers ? », interroge-t-elle. Mais dans une Europe où ce tri devient la norme, sa question reste sans réponse.
A
peine arrivée au poste de maire, elle a vite donné un
avant-goût du style Nicolini, envoyant à toutes les
autorités du pays une lettre sans équivoque. « Je
suis la nouvelle maire de Lampedusa, y précisait-elle, on
m’a affecté 21 cadavres de personnes qui tentaient
d’atteindre l’île (…). Notre cimetière
n’a plus de place. Nous allons l’agrandir. Mais, dites-moi,
quelle superficie doit atteindre le cimetière de mon
île ? » Quatre ans après sa
montée en première ligne, elle n’a raté
aucune occasion de mettre les politiques face à leurs
responsabilités. Au lendemain du naufrage
d’octobre 2013, qui a fait ses 366 morts à
quelques kilomètres de ses côtes, elle a invité,
par télégramme, le président du conseil italien
d’alors, Enrico Letta, à venir compter les cadavres avec
elle.
Un
jour, pourtant, cette femme s’est tue. Durant les trois heures de
visite officielle que lui a réservée le pape
François, pour sa première sortie pastorale en 2013,
elle n’a pas ouvert la bouche. Juste lancé un « merci »
in extremis. Et là, le pape lui a renvoyé cette formule
qui l’habite encore et continue de la faire avancer : « C’est moi qui vous remercie, vous avez fait de cette petite île une grande cause. »
Jeudi 14 janvier, Giusi Nicolini s’est dite « très honorée » de recevoir « une récompense venant de la patrie des droits de l’homme », doublée d’un prix dédié aux femmes. Parce que « pas une n’arrive sur l’île sans avoir vécu de violences », parce que « les violences subies sont une honte qu’elles porteront toute leur vie »,
elle leur a dédié son prix dans un geste naturel. Car, au
fond d’elle-même, la maire de Lampedusa pense le courage
dans le camp des migrants ; pas vraiment dans le sien.
De
Paris, ville où elle n’avait séjourné
qu’une fois dans sa vie, elle n’a rien vu cette fois. Elle
ne s’est pas autorisé de pause culturelle, elle qui se
remémore pourtant le Louvre avec des lumières dans les
yeux. « Je ne peux pas rester loin de l’île
trop longtemps », confie-t-elle, toujours sur le qui-vive. A
chaque instant, elle craint le message ou l’appel qui la
préviendra qu’un naufrage a eu lieu. Alors, comme une
mère italienne, elle vérifie ses textos dès
qu’elle le peut et, surtout, s’éloigne le moins
possible de chez elle.
Au
président du conseil, Matteo Renzi, qui lui proposait un destin
national en politique, cette militante des droits de l’homme,
également écologiste, a dit non. Comme à ceux qui
voulaient faire d’elle une députée
européenne. « Je me serais ennuyée à Bruxelles »,
lance-t-elle dans un éclat de rire. Giusi Nicolini est une fille
de Lampedusa, île qu’elle n’a quittée que pour
faire ses études à Palerme. « Ma place est là-bas »,
répète-t-elle inlassablement. Et pourtant, il
n’allait pas de soi que les pêcheurs et les
commerçants de ce lieu, qui vit du tourisme, élisent
cette femme de gauche. Est-ce sa détermination qui les a
séduits ? « C’est une femme aussi forte que sensible,
dit d’elle Diego Bianchi, présentateur vedette de
l’émission « Gazebo », sur la
RAI 3. C’est une vraie
femme politique, certes, mais elle n’a pas avec les migrants
cette distance que garde en général la classe politique.
Elle, elle est humaine au milieu des humains ; simplement et
chaque jour. » Cette force qui l’a fait
continuer ses combats contre la corruption, même quand
l’atelier de son père menuisier a été
réduit en cendres ou quand sont arrivés des messages
de menace devant sa porte ? Sicilienne dans
l’âme, elle se dévoile peu ; ne parle pas
d’elle, ni des siens. Mais pendant ces vingt-trois années
où elle a travaillé comme adjointe, elle a combattu dans
l’ombre la corruption, les appétits immobiliers
destructeurs, et a fait classer réserve naturelle une partie de
son île.
Elle
sait bien que sa stature internationale agace quelques insulaires. Elle
n’ignore pas non plus que le collectif Askavusa, de Lampedusa,
estime qu’elle n’en a pas assez fait pour ses
administrés. « Il
suffit de faire le tour de l’île pour observer combien la
dégradation prévaut », regrette le collectif. « Les
écoles que fréquentent nos enfants sont en mauvais
état, le mur de l’une d’elles s’est même
effondré en 2015 », rappelle un des
membres (qui souhaite rester anonyme). L’absence
d’hôpital sur l’île demeure un problème
majeur, car il faut dix heures de bateau pour franchir les
200 kilomètres qui séparent Lampedusa de la Sicile.
Et puis, on reproche aussi à la militante du droit des migrants
l’installation de sept radars militaires, une présence
jugée néfaste et contraire au combat écologique
premier de celle qui a sauvé les tortues marines du lieu.
Face aux critiques, c’est le souvenir des vies préservées qui rend le sourire à Giusi Nicolini. « Mon
meilleur souvenir, confie-t-elle, ce sont les enfants. Ceux qu’on
a sauvés et qui sont restés quelque temps sur
l’île. Je pense à cette petite fille dont la
mère est morte durant le voyage. Brûlée. Nous
l’avons gardée un peu, ici, et une
institution l’a prise en charge en Sicile ».
Des
exemples, elle en aurait des dizaines. Elle cite des prénoms,
et des photos semblent se projeter dans sa tête. Celle du
petit Aylan Kurdi, mort sur une plage turque en septembre 2015,
l’a beaucoup émue, car Giusi Nicolini ne s’est
jamais habituée à l’horreur. C’est la force
de cette Antigone moderne, c’est la faiblesse de celle qui
n’a jamais de répit dans ce combat : trois
embarcations de fortune ont encore été secourues en
décembre 2015.