Lampedusa
et ses 6 000 habitants n'ont jamais, durant cette tragique
décennie, perdu la raison et le sens commun qui ne fait pas de
différences entre citoyens et clandestins. | |
Pietro Bartolo et Lidia Tilotta, Les larmes de sel, Paris : JC Lattès, 2017 | Tahar Bekri, Lampedusa in Murier triste dans le printemps arabe, Neuilly-sur-Seine : Al Manar, 2016 | Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Paris : Seuil, 2017 | Philippe Claudel, L'archipel du Chien, Paris : Stock, 2018 | Louis-Philippe Dalembert, Mur Méditerranée, Paris : Sabine Wespieser, 2019 | Annelise Heurtier, Refuges, Bruxelles : Casterman, 2015 | Fabienne Kanor, Faire l'aventure, Paris : JC Lattès, 2014 | Emma-Jane Kirby, L'opticien de Lampedusa, Ste Marguerite-sur-Mer : Les Équateurs, 2016 | José Saramago, Le Cahier : textes écrits pour le blog, septembre 2008-mars 2009, Paris : Le Cherche midi, 2010 | Jean Ziegler, Lesbos, la honte de l'Europe, Paris : Seuil, 2020 |
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Le Monde, 6-7 octobre 2019, Cécile Duflot, A Lesbos, un mort de trop et une honte pour l'Europe | ActuaLitté, 9 juillet 2018, Andrea Camilleri : Autour de Salvini, des relents fascistes façon Mussolini
| Festival Etonnants Voyageurs, 20 mai 2018 : Construire un principe d'hospitalité opposable aux états | Le Monde, 13 octobre 2016, Leoluca Orlando maire de Palerme : “ J'ai honte d'être européen ” | Le Monde, 23 janvier 2016, Maryline Baumard : Giusi Nicolini, Antigone moderne |
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Lampedusa doit être candidate au prix Nobel de la paix 2014
Fabrizio Gatti
Il y a exactement dix ans,
en 2003, lors de journées automnales comme celles-ci, je suis
parti en « infiltré » pour mon voyage dans
le trafic des êtres humains. De l'Afrique à l'Europe,
à travers le Sénégal, le Mali, le Niger, la Libye,
l'Algérie, la Tunisie et, ensuite, l'île de Lampedusa.
J'avais décidé de devenir Bilal, un faux nom, en
regardant les images prises d'hélicoptère de corps qui
flottaient dans la Méditerranée sur le ventre,
gonflés comme des baudruches, bras ouverts vers une
étreinte sans réponse. C'était un naufrage, l'un
des innombrables. Devant Kerkennah, l'île mythique de la
Tunisie : 41 survivants, 12 cadavres repêchés, 197
disparus. Dix années ont passé et pour des milliers
d'autres personnes la vie s'est figée sur le ventre, le corps
gonflé, les bras ouverts.
Au
début de la semaine dernière, l'embarcation
chargée de jeunes Erythréens ayant fui la dictature
d'Isaïas Afewerki et d'Egyptiens fuyant la crise que traverse leur
pays a échoué à cinquante mètres d'une
plage de la Sicile. Les passeurs ont obligé les passagers
à sauter dans l'eau à coups de fouet. Treize d'entre eux
sont morts noyés. Quelques heures plus tard, un chalutier avec
cinq cents Erythréens et Somaliens a pris feu et s'est
renversé à quelques centaines de mètres de
l'île de Lampedusa : 155 survivants, 181 cadavres d'hommes
et d'enfants remontés à la surface et
récupérés, plus de 200 bloqués dans
l'embarcation à quarante mètres de profondeur ou
dispersés en mer. Dans ces eaux, le site Fortress Europe
a dénombré 6 825 morts depuis 1994, dont 2 352
dans la seule année 2011. En prenant en compte l'ensemble de la
frontière européenne, depuis les îles Canaries
jusqu'à la Turquie, le bilan des victimes depuis 1988 est de
19 142. MORTS POUR DEUX MORCEAUX DE CARTON : UN PASSEPORT
L'aspect
le plus absurde est que tous ces gens sont morts pour deux morceaux de
carton enserrant une poignée de pages au milieu : un
passeport. C'est en voyageant sur des camions pleins à craquer
dans le Sahara ou en étant détenu comme Bilal dans le
camp des immigrés dits clandestins que j'ai compris quel
instrument extraordinaire et diabolique peut être le passeport.
Si tu as le bon, tu passes les frontières et tu appartiens au
monde des rescapés. Si tu as le mauvais, tu dois te mettre entre
les mains des trafiquants et tu appartiens au monde des
naufragés. Mais peut-on laisser mourir des jeunes, des femmes,
des enfants et leurs pères pour deux petits morceaux de carton
enserrant une poignée de pages ?
Au
cours de ces années, l'Union européenne a
dépensé des centaines de millions d'euros pour
protéger ses frontières à travers l'agence
Frontex, sa police. Sur ce point, les Etats membres ont facilement
trouvé un accord. Mais, en ce qui concerne l'application des
conventions sur les réfugiés, le devoir d'assistance en
mer souvent négligé, les normes sur l'immigration, rien
ou presque n'a été dépensé. Chaque Etat est
livré à lui-même.
Ainsi,
l'absence totale d'un projet commun pour des dizaines de milliers
d'exilés syriens, érythréens, somaliens et
d'autres pays ainsi que l'ouverture manquée de corridors
humanitaires sur un territoire qui s'étend des camps de
détention en Libye aux camps de réfugiés en
Turquie ont, paradoxalement, transformé les mafias en unique
agence internationale de passeurs à même d'offrir une voie
de sortie. Les hécatombes en sont la conséquence.
Tout
cela n'a pas empêché l'Union européenne de recevoir
le prix Nobel de la paix il y a un an. C'est pour cela que, face aux
images des corps qui, encore une fois, flottent dans la mer, j'ai
ressenti le besoin de rompre le silence et de proposer sur le site de L'Espresso,
hebdomadaire pour lequel je travaille, une collecte de signatures afin
d'attribuer le prix Nobel de la paix, dès 2014, aux milliers de
rescapés et de naufragés qui, par leur fuite, ont
cherché à se soustraire aux guerres. IL M'A RÉCHAUFFÉ SANS SAVOIR QUI J'ÉTAIS
Puisque
le Nobel ne peut être remis à ceux qui ont disparu en mer,
je propose de l'attribuer — au nom des morts et des
survivants — à la petite commune de Lampedusa et
à ses habitants qui n'ont jamais cessé de ramener les
corps à terre. Lampedusa n'est pas l'Etat italien qui, par une
loi absurde, prévoit que les 155 survivants soient jugés.
Lampedusa n'est pas non plus l'Europe mais seulement le point le plus
proche de l'Afrique. Lampedusa est le premier lieu, réel et
symbolique, entre nous, spectateurs, et ces hommes, femmes et enfants
qui s'accrochent aux rochers pour nous demander de l'aide. Lampedusa et
ses 6 000 habitants n'ont jamais, durant cette tragique
décennie, perdu la raison et le sens commun qui ne fait pas de
différences entre citoyens et clandestins.
Ce
sens commun, je l'ai vécu dans ma chair. La nuit du 23 au 24
septembre 2005 lorsque, pour les besoins de mon enquête, je
m'étais jeté à l'eau simulant d'être un
clandestin. Un homme que je ne connaissais pas et qui ne me connaissait
pas m'a aperçu en mer après de longues heures. Il m'a
aidé à remonter à terre et m'a étendu sur
un rocher. Il a enlevé son T-shirt et a couvert ma poitrine. Je
tremblais toujours. Alors, il s'est couché sur moi. C'est ainsi
qu'il m'a réchauffé sans savoir qui j'étais. Il
pesait lourd. J'étais sale, hirsute. Je pouvais être
malade ou contagieux.
Je
garde gravés dans ma mémoire sa voix et ses mots alors
qu'il s'adressait à quelqu'un d'autre et que moi, je
n'étais pas censé comprendre : « Et
dire que ce pauvre gars, ça faisait presque cinq heures qu'il
appelait à l'aide. Je l'ai entendu crier. Je croyais que
c'était un des touristes qui dorment sur la plage et je lui ai
même répondu " Cu c'e ? ". Mon Dieu !
pardonne-moi, il est congelé, il tremble. Courage, on t'apporte
une couverture et tu te réchaufferas. » Puis, il
s'est mis à genoux pour me frictionner les pieds. A la fin de
mon enquête et après la sortie de mon livre, je l'ai revu.
Massimo Costanza n'est pas secouriste de métier. Il est
électricien, il a une femme et des enfants. C'est une personne
ordinaire.
Le
prix Nobel pour la paix a sa raison d'être. Sans son attribution
à Aung San Suu Kyi, très peu de gens auraient connu la
dictature en Birmanie. C'est pourquoi il faut signer cette
pétition, pour rompre le mur du silence et faire connaître
au monde entier ce qui se passe sur le front méridional de
l'Union européenne. Fabrizio Gatti Journaliste pour l'hebdomadaire italien « L'Espresso »
Le Monde, 2013
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