Cinquante
ans après sa mort, l'intellectuel martiniquais, militant de
l'Algérie indépendante, reste l'un de nous. |
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Patrick Chamoiseau, « Antan d'enfance »,
Paris, 1990, 1996 |
Patrick Chamoiseau, « Texaco »,
Paris, 1992 |
Patrick Chamoiseau, « Biblique des derniers
gestes », Paris, 2002 |
Patrick Chamoiseau, « Le papillon et la
lumière », Paris, 2011 |
Patrick Chamoiseau, « L'empreinte
à Crusoé », Paris,
2012 |
Patrick Chamoiseau, « La matière
de l'absence », Paris, 2016 |
Patrick Chamoiseau, « Frères
migrants », Paris, 2017 |
Patrick Chamoiseau, « Contes des sages
créoles », Paris, 2018 |
Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant,
« Lettres
créoles, tracées antillaises et continentales de
la littérature 1635-1975 »,
Paris, 1991 |
|
Frantz Fanon,
« Œuvres »,
Paris : La Découverte, 2011 |
Frantz Fanon,
« Ecrits
sur l'aliénation et la liberté »,
Paris : La Découverte, 2015 |
Pierre Bouvier, « Aimé
Césaire, Frantz Fanon : portraits de
décolonisés »,
Paris : Les Belles lettres, 2010 |
Alice Cherki, « Frantz Fanon, portrait
», Paris : Seuil, 2011 |
André Lucrèce,
« Frantz
Fanon et les Antilles : l'empreinte d'une pensée »,
Fort-de-France : Le Teneur, 2011 |
Marie-Jeanne Manuellan, « Sous la
dictée de Fanon »,
Coaraze : L'Amourier, 2017 |
Matthieu
Renault, « Frantz Fanon : de
l'anticolonialisme
à la critique postcoloniale »,
Paris :
Amsterdam, 2011 |
John Edgar Wideman, « Le projet
Fanon », Paris : Gallimard, 2013 |
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Frantz Fanon,
côté sève
Patrick
Chamoiseau
Il
faut recommencer Frantz Fanon au point exact où l'on a
tendance
à l'arrêter. Son œuvre ne
s'arrête pas
à l'effondrement colonialiste, avec quelques
lumières sur
l'ère des indépendances et du postcolonialisme.
C'est
justement à partir de ces
frontières-là que sa
pensée s'ouvre, et qu'elle nous offre, sinon le seul Fanon
qui
vaille, mais le plus riche de tous : celui qui est en devenir.
Je
ne crois pas aux vérités de lectures et
d'interprétation, je crois à la richesse des
« expériences », en ce
que
l'expérience déserte toute
vérité, laquelle
ne fait que figer les choses en dehors du réel.
L'expérience personnelle nous instruit des tremblements
d'une
conscience individuelle : une conscience solitaire (mais
solidaire) qui cherche sa voie dans l'imprévisible et
l'impensable du monde. C'est tout ce que nous pouvons
transmettre : notre propre expérience.
Dans
mes rencontres avec Fanon — cette
expérience —, je distingue quatre niveaux.
1- D'abord le choc d'une langue, ou plus exactement d'un langage. Un
sens prodigieux de la formule. Une électricité du
verbe.
Des séquences langagières étonnantes
qui vous
dévoilent (avec l'ampleur totale des foudres) des
perceptions
inattendues de vous-même et du monde. De fait, il existe
avant
tout chez Fanon la magistrale mobilisation d'une connaissance
poétique : d'une aptitude à inventorier
le
réel où le plus décisif est
livré par les
secousses de l'intuition, les orages de la vision, les impatiences de
l'éclair et de la fulgurance. J'ai toujours perçu
à quel point il était habité par le
verbe et par
la rhétorique césairienne, et combien ce qui
faisait sa
force — et la force de ce qu'il nous
disait —
relevait de ces transmutations de l'imaginaire dont seule est capable
la puissance littéraire. Nous avons ici la plus exacte
définition du poète : un homme dont le
verbe
à lui seul est action sur la matière du monde.
Chez
Fanon, cette étonnante capacité a pu atteindre
son corps,
ses muscles et ses actions les plus concrètes. Il fut le
plus
« agissant » de nos nombreux
poètes.
2- C'est sur cela que se fonde le deuxième niveau de mon
expérience. Son langage électrique comblait mes
absolus
anticolonialistes de l'époque, mes cris et mes
colères
tournés vers l'extérieur. Mais ce qu'il disait me
renvoyait à la ruine intérieure qui
s'était
constituée en chacun d'entre nous, et qui faisait qu'une
bonne
part du dominateur était alors, et avant tout,
installée
en nous-mêmes. Nous pensions que la Bête
était en
dehors, Fanon nous expliquait qu'elle était largement en
dedans,
et que c'est du dedans qu'elle nous déterminait
— comme un soleil noir qui vivrait dans nos ombres
inconscientes et qui, par ces ombres inconscientes, constituerait
l'assise perverse, aliénée, aliénante
de nos
fragiles lucidités.
Dans Peau noire, masques blancs
(Seuil, 1952), il y a déjà la déroute
des
indépendances à venir, une anticipation de cette
décolonisation formelle qui n'allait rien modifier du fait
fondamental. Ce fait fondamental n'était pas seulement la
mise
en lumière d'un masque blanc sur une peau noire, ou d'une
peau
noire sur un imaginaire blanc. Il était surtout de signifier
que
dans la rencontre, ou plutôt dans le choc entre colonisateurs
et
colonisés, il ne s'était pas seulement produit
des
génocides, des violences, des aliénations
irrémédiables, mais que s'étaient mis
en branle
des processus anthropologiques nouveaux. Ces processus transposaient
une fois pour toutes le champ de bataille le plus décisif
vers
les ravines insoupçonnées et agissantes de chacun
de nos
imaginaires.
Au-delà des questions
d'aliénation primaire, Peau
noire, masques blancs
nous signifiait que le rapport entre les cultures, les civilisations,
les élaborations identitaires collectives ou individuelles
étaient entrées dans des modalités qui
allaient
invalider les vieux marqueurs identitaires que sont la peau, la langue,
le dieu que l'on vénère, la terre où
l'on est
né. Les « masques
blancs » nous
symbolisaient déjà un vertige conceptuel que nous
commençons à peine à explorer. Bien
entendu,
à cette époque de ma rencontre avec Fanon, je
m'étais contenté, comme nous tous, d'essayer
d'arracher
le « masque blanc » basique qui
m'oblitérait l'âme. En exaltant ma
négritude, j'ai
bien souvent eu le sentiment d'y parvenir, par le recours à
un
masque noir, plus pertinent, surtout plus rassurant, mais ce nouveau
masque, tout aussi basique, ne faisait que voiler l'abîme
déjà ouvert d'une autre complexité.
3- Au troisième niveau, avec Les Damnés de la Terre
(Maspero, 1961), s'élabore l'ouverture non plus seulement
sur
les ombres intérieures, mais sur les puissances invisibles
de
l'extérieur dominateur : sur tout l'invisible de la
domination occidentale, tous les mécanismes secrets qui,
au-delà du fusil ou de la chicote, nous maintenaient dans
une
surdétermination capable d'absorber sans encombre nos
combats
les plus immédiats et nos luttes les plus
étroitement
rebelles. Il fallait se battre bien sûr, mais il fallait se
battre aussi et surtout avec toute la radicalité qu'il
dévoilait indispensable.
On a beaucoup
parlé de la violence de Fanon, de sa
célébration
de la violence refondatrice. Mais ce qu'il y a de plus violent chez
lui, c'est sa radicalité. La radicalité n'est que
l'exigence d'une analyse autonome, totale, éperdue, de ce
que
nous devons affronter, du réel dans lequel nous devons
exister,
et du souci de comprendre les forces systémiques qui
œuvraient (et qui œuvrent encore) entre le projet
capitaliste occidental et le reste du monde. La radicalité
est
le seul moyen d'éviter que toute lucidité ne soit
stérile, ou que le soleil des indépendances
n'échoue dans une autre dépendance, la pire de
toutes,
celle qui se croit libre dessous un hymne national, un drapeau, des
frontières, une fièvre nationaliste. Son livre Les Damnés de la Terre
nous disait, et nous dit encore : attention, les exigences qui
s'imposent à notre élan vers plus
d'humanité sont
plus subtiles qu'une seule décolonisation, et que toute
action
ne vaut qu'en ce qu'elle est, même en tremblant, puissamment
radicale.
4- Enfin, mon Frantz Fanon :
celui du dépassement. Il est évident qu'il sut
deviner
tous les pièges des réaction primaires et des
urgences
aveugles. Il s'est écarté du masque noir. Il
s'est
écarté de la simple rébellion. Il
s'est
écarté de la haine et de la rancœur. Il
n'a jamais
été esclave de l'esclavage. Il n'a jamais
été dupe de cette décolonisation qui
ne
décolonisait pas le colonisateur. Et il a toujours eu
l'intuition qu'un colonisé décolonisé
ne suffisait
pas à faire un homme — un homme qu'il
appelait
d'emblée à être neuf, à
être nouveau,
à être total.
Et quand il
demande à son corps de demeurer un homme qui toujours
questionne
et se questionne, c'est qu'il ne s'agissait pas pour lui de s'installer
dans les fictions d'un postcolonialisme. Il avait deviné que
le
colonialisme, ses faits et ses méfaits n'étaient
qu'une
poussière dans le vaste et très profond
séisme qui
allait dramatiquement relier les peuples, les peaux, les cultures, les
civilisations et leurs histoire, dans une irréversible
marée d'entremêlements, de chocs
génériques,
d'abîmes génésiques, et donc de
relations.
Et je me souviens de ce « nous autres
Algériens »
qu'il employait en s'adressant au monde, je me souviens aussi du nom
arabe qui avait remplacé le sien dans articles et ses
diatribes.
Cela ne voulait pas dire, comme je l'ai cru, qu'il nous avait
abandonnés, nous bâtards antillais, nous les
peuples
composites, nous qui étions très difficiles
à
définir car surgis de la colonisation, dans la colonisation.
Cela ne voulait pas dire qu'il s'était
réfugié
(comme je l'ai pensé en d'autres temps) dans une
identité
atavique plus lisible, porteuse de plus de certitude, et donc plus
confortable. Je pense maintenant que cela signifiait que
« quelque chose »
s'était ouvert en lui.
Et ce « quelque chose »
n'était rien
d'autre que cet arbre que nous devrions tous aujourd'hui tenter de
découvrir en nous.
Je veux parler de l'arbre relationnel.
L'ancien arbre généalogique nous cantonnait dans
les
branches et les feuilles d'une lignée intangible
d'ancêtres, de traditions, de genèses et de
cosmogonies
monolithiques. Il nous immobilisait sur le pieu d'une racine unique qui
nous plantait dans la seule terre natale. L'arbre relationnel lui, nous
déploie sur un treillis des racines, des rhizomes qui, au
gré de nos errances ou de nos
« expériences », nous
offrent plusieurs
terres natales. Le rhizome est l'instance d'un devenir incessant.
Dès lors, l'arbre relationnel nous autorise à
choisir la
terre natale qui nous convient le mieux, et même à
en
changer si notre relation aux fluidités du monde se retrouve
à changer. Les branches et les feuillages de l'arbre
relationnel
sont une constellation toute personnelle de dieux, de langues, de
lieux, de pays, de facettes culturelles, d'éclats de
civilisations, d'aveuglements individuels et de lucidités,
et
tout cela est ouvert sur le vertige d'un monde globalisé et
explosé continûment en nous.
Phénomène que
l'écrivain Edouard Glissant appelait « le
Tout-Monde ». Dans
l'arbre relationnel de Fanon, il y avait l'homme nouveau, l'homme neuf,
l'homme total vibrant aux harmonies cosmiques qu'il appelait de ses
vœux, et qui n'est rien d'autre à mon sens que
l'homme de
la Relation. Dans le bruissement d'appartenances et de
diversités qui constituent le feuillage de son arbre, il y a
deux petites feuilles, éloignées l'une de
l'autre, mais
qui frémissent l'une vers l'autre avec intensité.
Deux petites feuilles : une
côté cœur, une côté
sève.
Côté cœur, il y a l'Algérie,
là
où il a voulu être enterré ;
et
côté sève, je vois la Martinique. Mais
c'est sans
doute l'inverse … il se peut même
qu'elles soient
toutes les deux placées du côté
cœur … nul ne le saura
jamais … et
c'est tant mieux, car ce détail n'a aucune importance quand
il
s'agit d'un homme de Relation.
Patrick Chamoiseau
écrivain
Le Monde,
2011
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