Taïpi / Herman
Melville ; traduit de l'anglais par Théo Varlet et
Francis Ledoux. - Paris : Gallimard, 1952. -
297 p. ; 21 cm.
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L'impression
que me produisit ce lieu merveilleux lorsque je le vis pour la
première fois ne s'effacera jamais de ma mémoire.
☐ Ch. IV,
p. 34 |
NOTE DE L'ÉDITEUR : En 1842, la Dolly fait escale
en rade de l'île de Nuku-Hiva, après plusieurs
mois de chasse à la baleine. À son bord, Herman
Melville, accablé par cette pénible vie, projette
de déserter. La baie de Taiohae était alors
investie par la flotte de l'amiral Dupetit-Thouars qui annexait par ce
coup de force les îles Marquises au territoire
français. La nuit venue, Melville accompagné d'un
camarade, Toby, rejoint la rive à la nage. Deux tribus
vivent sur l'île, l'une douce et pacifique, l'autre
cannibale. Le hasard va les conduire chez cette dernière.
Taïpi et Omou retracent le récit
des pérégrinations d'Herman Melville en
Polynésie. C'est à la fois une relation
d'aventures et une œuvre d'anthropologue
— ouvrages documentaires et surtout
véridiques alors particulièrement
appréciés du public. Certains passages furent
taxés d'invraisemblance (il est vrai que l'auteur prit
quelque liberté avec les faits), puis
d'indécence, enfin une campagne de presse
dénonça l'acerbe critique faite des missions
américaines dans le Pacifique. Lassé de ces
polémiques et soucieux de mettre à
l'épreuve sa capacité d'invention, Melville
décide, en cours de rédaction de la suite de son
voyage dans le Pacifique, intitulé Mardi,
d'échapper au récit autobiographique pour
s'aventurer dans le roman, un « dessein
hardi » où il puisse laisser libre cours
à son imagination, à son goût pour
l'allégorie et à la satire. De livre en livre les
personnages du futur Moby Dick prennent forme, les
obsessions se précisent, les objets de la quête se
matérialisent.
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JEAN-JO
SCEMLA :
Le plus grand romancier de la mer découvrit, à
vingt ans, les dures conditions de vie des matelots au cours d'une
traversée transatlantique à bord du Saint-Lawrence
(le Highlander du roman Redburn,
1849). Ce premier essai maritime aurait dû lui enlever
l'envie de renouveler l'expérience. Mais le retour
à New York lui fut encore plus pénible.
[…] Il chercha aussitôt un emploi, mais ses vaines
recherches durant deux ans (et, peut-être, aussi une
déception amoureuse) le poussèrent à
s'embarquer. Il choisit, par dépit, non un navire marchand,
mais un baleinier, sachant que la chasse au cachalot exigeait de
longues campagnes qui retenaient les équipages absents
quatre à cinq ans. […]
Melville appareilla de
Fairhaven le 3 janvier 1841. Sur l'Acushnet, il
retrouva l'ambiance d'arbitraire et d'injustice que les capitaines et
les officiers faisaient régner sur le gaillard d'avant.
[…] Dix-sept mois de navigation persuadèrent
Melville que l'attitude du capitaine équivalait à
une « rupture de contrat » et il
n'eut plus qu'une préoccupation, déserter le
navire à la première occasion. La
désertion représente l'acte fondateur de
Melville. Elle commence son œuvre. On la retrouve au
départ de sa première œuvre, Taïpi
(1846), mais aussi de ses deux romans suivants : Omoo
(1847), et Mardi
(1849). [...]
Le 8 juillet 1842, il s'enfuit
de son bâtiment, ancré à Taiohae, dans
l'île de Nuku-Hiva, en compagnie d'un autre marin, Richard
Tobias Greene (Toby). Leur plan pour échapper aux poursuites
était de se cacher jusqu'au départ du navire,
chez les Hapaa, une tribu éloignée qui ne
refusait pas d'entretenir des rapports avec les étrangers.
Bien entendu, les deux fuyards ne devaient pas arriver dans la
vallée des Hapaa, mais dans celle voisine de leurs ennemis,
les féroces Taipi, réputés dans tout
l'archipel pour leur irréductibilité et leur
cannibalisme. Les deux intrus reçurent, contre toute
attente, un joyeux accueil de la population. Pendant quatre semaines
(quatre mois dans le roman), Melville allait découvrir l'art
de vivre des Taipi. « Je voyais tout mais n'y
comprenais rien », choisira-t-il de dire, mais il en
saisit suffisamment pour se convaincre que cette
société saine, élégante,
égalitariste, vertueuse, dépourvue d'argent et de
prison, valait non seulement d'être respectée,
mais aussi défendue contre les atteintes de la civilisation,
ici représentée par la menace missionnaire et
française. […]
Melville avait-il
trouvé, au seuil de sa vie, la place qu'il allait ensuite
chercher en vain ? D.H. Lawrence a feint de le croire en
s'étonnant de son départ de Taipivai. Tout l'art
de Melville a consisté à jouer la tension entre
l'attrait et l'irrépressible désir de ne pas se
fondre dans cette communauté « d'une
harmonie et d'une douceur sans égales ».
Ce qu'il craignait le plus, jusqu'à le
« bourreler d'angoisses » au
milieu de la félicité, c'était
justement d'être tenté d'en devenir un membre
définitif. Sa terreur d'être mangé, sur
laquelle il a tant insisté dans son récit, ne
signifiait pas autre chose que la peur d'être
absorbé dans un monde dont la séduction
même finit par lui apparaître cannibale. Ne pas
être dévoré, mais aussi ne pas voir
détruite son identité devinrent ses obsessions.
Chaque geste, chaque pas qui risquait de le rapprocher davantage d'un
« devenir » taipi lui
apparaissait comme une menace. C'est ainsi qu'il s'opposa avec la
dernière énergie à l'honneur de se
voir graver un tatouage dans la peau. Melville aimait la vie de
Taipivai mais comprenait que sa quête ne pouvait s'y
arrêter. Comme son compagnon avant lui, il s'évada
le 9 août 1842.
[...]
☐ Le Voyage en Polynésie,
pp. 1169-1171
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EXTRAIT |
En ce qui me concerne, je n'ai aucune honte
à avouer ma totale incapacité d'assouvir la
curiosité que pourrait éprouver mon lecteur
à l'égard de la théologie en vigueur
dans la vallée. Je doute même que les habitants
eux-mêmes le puissent : ils sont ou trop
légers ou trop sensés pour se
préoccuper de points abstraits de doctrine religieuse.
Durant mon séjour parmi eux, ils ne tinrent jamais de
conseils ou de synodes en vue de déterminer par des
débats les principes de leur foi. Une liberté de
conscience illimitée semblait régner. Il
était permis à qui le voulait d'accorder une
confiance implicite en un dieu disgracié doté
d'un large nez en pied de marmite et de gros bras informes
croisés sur la poitrine ; tandis que d'autres
adoraient une représentation qu'on pouvait à
peine appeler idole, tant elle ressemblait peu à quoi que ce
fût de terrestre ou de céleste. Les insulaires
ayant toujours gardé une discrète
réserve au sujet de mes propres vues sur la religion, je
pensai qu'il serait fort malséant de ma part d'aller me
mêler des leurs.
☐ pp. 184-185
[trad. Théo Varlet et Francis Ledoux,
révisée par Philippe Jaworski ; Œuvres,
vol. I, Paris : Gallimard (La Pléiade),
1997]
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Typee
: a peep at polynesian life during a four months' residence in a valley
of the Marquesas with notice of french occupation of Tahiti and the
provisional cession of the Sandwich islands to lord
Paulet », New York : Wiley &
Putnam, 1846 ; Londres : John Murray, 1846
- « Taïpi »
trad. Théo Varlet et Francis Ledoux, Paris :
Gallimard (Folio, 1526), 1984
- « Taïpi »
trad. Gilles Dupreux, in Alain Quella-Villéger
(éd.), Polynésie : Les
archipels du rêve, Paris : Omnibus, 1996,
2003
- « Taïpi »
trad. Théo Varlet et Francis Ledoux,
révisée par Philippe Jaworski, in Œuvres,
vol. I, Paris : Gallimard (La Pléiade),
1997
- « Taïpi »
trad. Anne Rocca, ill. de Jacques Boullaire, Papeete : Le
Motu, 2009
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- « À bord »,
Bordeaux : Finitude, 2004
- « Carnets de voyage (1856-1857) »,
Paris : Mercure de France, 1993
- « Les îles
enchantées », Paris :
Éd. Mille et une nuits, 1997
- « Les îles
enchantées » suivies
de L'archipel des
Galápagos de Charles Darwin,
Marseille : Le Mot et le reste, 2015
- « Mardi, et le voyage qui y mena »,
Paris : Gallimard (Folio classique, 5278), 2011
- « Moby Dick »
éd. illustrée par Rockwell Kent, New
York : The Modern library, 2000
- « Moby Dick »
trad. et préfacé par Armel Guerne,
Paris : Phébus, 2005
- « Moby Dick [suivi
de] Pierre ou les ambiguïtés » éd. publiée sous la
direction de Philippe Jaworski, Paris : Gallimard (La
Pléiade), 2006
- « Moi et ma cheminée »,
Paris : Allia, 2008
- « Omou »,
Paris : Gallimard (L'Imaginaire, 629), 2012
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mise-à-jour : 10
mai 2012 |
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