Dans
la maison du père / Yanick Lahens. - Paris : Le
Serpent
à plumes, 2005. - 155 p. ; 17 cm.
- (Motifs, 228).
ISBN
2-7538-0015-4
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| Et
nos gestes imbéciles et fous pour faire revivre
l'éclaboussement d'or des instants favorisés, le
cordon
ombilical restitué à sa splendeur fragile.
☐ Aimé
Césaire — cité en
épigraphe |
Au
début de ce roman situé dans la bourgeoisie
aisée
de Port-au-Prince, Alice Bienaimé subit l'ascendant de son
père et les contraintes d'une éducation stricte
dont elle
va progressivement éprouver la rigueur et
l'étroitesse : elle est comme un oiseau en
cage. Quelques
proches heureusement lui permettent d'entrevoir la vie
derrière
les murs : la culture populaire, la danse, le vaudou
— fruits
d'une terre savoureuse comme un fruit. Dans ces
échappées, Alice se découvre et
mûrit son désir d'évasion.Quand
survient un éclatement insurrectionnel porté par
la
jeunesse et les milieux littéraires et artistiques,
période de grandes
espérances et de fièvre bienheureuse, Alice
peut saisir le risque d'une liberté à gagner
chaque jour au prix d'une
bataille contre la pesanteur, au prix
également de l'exil ; depuis, peut dire Alice au
terme de ces années de formation, “ j'ai
dansé sous tous les cieux du monde et j'ai planté
mes
pieux un soir de décembre à Manhattan, au plus
près des rêves fous d'un pianiste de jazz, pour ne
jamais
les enlever. Loin de mon île, … ” |
GLADYS MARIVAT : […]Au
début du livre, une fille danse dans une robe bleue sur un air
de ragtime. Alice Bienaimé effectue une suite
maîtrisée de mouvements. Elle bouge les pieds, tape des
mains, se dandine de droite à gauche. Puis la narratrice sort de
la maison. Accompagnée par le son atténué du
gramophone, elle tournoie “ jusqu’à
être prise d’un léger vertige … Et
soudain, quelque chose comme une force obscure et gaie me prend
à revers et change mes rythmes ”.Voici
que son corps échappe à l’enchaînement
conventionnel des mouvements, il est comme libéré. La
fille se débarrasse de ses chaussures et de ses chaussettes
blanches. Elle danse pieds nus, pliant les genoux, ondulant du dos, et
s’accroupit jusqu’au sol. Ses mouvements sont maintenant
frénétiques, rien ne peut l’arrêter. “ Au
bout d’un moment, je ne danse plus, c’est la danse qui me
traverse et fait battre mon sang. ” Ce moment
d’exaltation est brutalement interrompu par le père
d’Alice. Il la gifle. Une telle danse, que la narratrice a
aperçue dans un faubourg de Port-au-Prince, n’a rien
à faire ici, dans la demeure cossue de cette famille de la
petite bourgeoisie noire.Il y a chez ce
père, affecté de voir sa fille dépravée
parce qu’elle n’a plus ni souliers ni contrôle sur
son corps, quelque chose qui évoque Le Tour d’écrou d’Henry James
(1898), quand les enfants sont perçus comme corrompus parce
qu’ils reviennent d’une balade sans leur chapeau. Chez
James comme chez l’écrivaine haïtienne, la peur ne
jaillit pas de ce qui est vu mais des fantasmes et des fantômes
que la vision réveille. Dans le spectacle de sa fille dansant
pieds nus, le père voit le monde rural haïtien et
l’héritage africain avec lequel il ne veut plus rien avoir
affaire.[…]☐ « À Haïti, Yanick Lahens plonge la plume dans le bitume », Le Monde, 6 août 2021 [en ligne] |
EXTRAIT |
Ces journées comprises entre
l'été 1944 et
le début de l'année 1946 eurent une saveur de
poussière et de lumière qui ressemblait au
bonheur. Les
rues endormies, le silence des pierres signalaient l'imminence d'un
réveil. Nicolas Guillen et Alejo Carpentier avaient ouvert
la
longue liste des visiteurs qui crurent trouver ici une autre pulsation
du monde. Sur les rythmes d'un tambour enfoui tout au fond de son
cœur, Guillen, qu'accompagnait Jacques Roumain, avait fait
chanter, un soir, la langue de Cervantès sous les regards
avides
et médusés d'oncle
Héraclès, de
Benoît, d'Edgard et de Frantz dans une salle de terminale du
lycée Pétion. Au ciné Paramount, Alejo
Carpentier
évoqua le réel merveilleux, faute de mieux, pour
dire la
manière dont se nouait ici le dialogue avec l'imaginaire. Je
vis
oncle Héraclès et ses amis pris dans le vertige
d'une
saison d'absolu. Ivres de mots et de rêves, ils accueillirent
dans un débordement de fièvre et de clameurs
Aimé
Césaire, le docteur Dubois, Jean-Paul Sartre et Wifredo Lam.
Au
Savoy, non loin du Champ-de-Mars, on agrémentait
déjà le rhum Barbancourt des premiers sodas
américains. Le Centre d'Art ouvrait ses portes aux premierrs
peintres naïfs, inaugurant une fulgurante aventure
esthétique. De même, je les vis
accablés de
tristesse à la mort de Jacques Roumain. Gouverneur de la
rosée, son
roman, avait soulevé les cœurs. On parla de
génie.
Les rencontres entre les amis d'oncle Héraclès se
firent
plus fréquentes, les discussions plus vives. Elles duraient
plus
longtemps et s'achevaient quelquefois à l'aube. Elles se
propageaient comme une épidémie et se tenaient
n'importe
où, sur les bancs de la place du Champ-de-Mars, au
lycée, à l'université. La parution d'Étincelles
de René Depestre mit le feu aux mots. Je peux encore
entendre mon oncle lancer ces vers comme une torche :
La
morale : connais pas
La justice : connais
pas
Les nuages : connais
pas
................
Le sang a trahi chaque
battement de mon cœur
Jacques Stephen Alexis venait d'écrire
sa Lettre
aux hommes
vieux pour
leur dire : « Vous êtes certes
des excellences,
des expériences, des compétences, nous le savons
puisque
vous êtes nés centenaires et nous ne sommes pas
fâchés d'entendre dire que nous sommes des
impertinences,
des imprudences, des suffisances » et signer
« Je
ne suis qu'un homme jeune qui souffre de la vieillesse du monde que
vous entretenez … » Et tous
avaient au moins une
fois suivi sa longue silhouette dans le dédale des rues
pauvres
du quartier du Bel-Air. Dans ces ruelles, serpentant entre les
façades lambrissées et loqueteuses, ils
humèrent
cette odeur génésique des vrais pauvres, ceux qui
le sont
depuis le commencement des temps. À la campagne comme
à
la ville, les regards les guettaient et s'accrochaient à
leurs
dos. Ils traversaient comme des étoiles filantes ce silence
de
menace suspendu au-dessus d'une clameur encore inaudible. Clameur venue
du fond des temps dans cette ville désormais sans sommeil et
sans repos. Ils voulaient avec avidité ce qui allait
être
et moi, je recevais d'eux les échos du monde.
☐
pp. 116-118 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Dans
la maison du père », Paris : Le
Serpent à
plumes, 2000 ; Port-au-Prince : Éd.
Mémoire, 2000 ; Paris : Sabine Wespieser
(SW poche), 2015
|
- « L'exil : entre l'ancrage et la
fuite, l'écrivain haïtien »,
Port-au-Prince : Éd. Henri Deschamps, 1990
- «
Tante Résia et les dieux »,
Paris : L'Harmattan, 1994
- « Lettre
des Cayes » in : Bernard Magnier (éd.), À peine plus qu'un
cyclone aux Antilles, Cognac : Le
Temps qu'il fait, 1998
- « La
petite corruption », Port-au-Prince :
Éd.
Mémoire, 1999 ; Montréal :
Mémoire
d'encrier, 2003
- « La
folie était venue avec la pluie »,
Port-au-Prince : Presses nationales d'Haïti, 2006
- « L'oiseau
Parker dans la nuit »,
Montréal : Plume & encre (Vous m'en direz des nouvelles, 8), 2006
- « Port-au-Prince
la dévoreuse », in Une
journée haïtienne,
textes réunis et présentés par Thomas
C. Spear,
Montréal : Mémoire d'encrier ;
Paris :
Présence africaine, 2007
- « La couleur de l'aube »,
Paris : Sabine Wespieser, 2008,
2016 ; Port-au-Prince : Presses nationales
d'Haïti, 2008
- « Failles », Paris : Sabine Wespieser, 2010, 2017
- « Guillaume
et Nathalie », Paris : Sabine Wespieser, 2013 ; Paris : Points (P3309), 2014
- « Bain
de lune », Paris :
Sabine Wespieser, 2014 ; Paris : Points
(P4144), 2015
- « Douces
déroutes », Paris : Sabine Wespieser, 2018
- «
L'oiseau Parker dans la nuit », Paris : Sabine Wespieser, 2019
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Sur le site « île en île » : dossier Yanick
Lahens |
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mise-à-jour : 9 août 2021 |
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