Je
fais partie de ces écrivains de nuit pour lesquels une des
questions fondamentales demeure l'interrogation face au Mal. Mon unique
parade a toujours été d'opposer au Mal la
beauté,
toutes les beautés, dont celle des mots. La catastrophe du
12
janvier en Haïti m'a renvoyée plus que jamais
à leur
précarité et à leur force. |
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Yanick Lahens, « L'exil, entre l'ancrage et la
fuite : l'écrivain haïtien »,
Port-au-Prince, 1990 |
Yanick Lahens, « Dans
la maison du père », Paris, 2005 |
Yanick Lahens, « La
couleur de l'aube », Paris, 2008 |
Yanick Lahens, « Failles »,
Paris, 2010 |
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Yanick Lahens
La tentation du catastrophisme
Née sur la route des
cyclones, j'ai eu très tôt cette vive conscience
des dangereuses extravagances du monde. Débordements
prévisibles auxquels, malgré leur
cortège de malheurs, nous nous étions
accommodés jusqu'à oublier que nous vivions aussi
sur le tracé des séismes. Séismes dont
le métabolisme est bien plus lointain, bien plus lent,
terriblement silencieux et surtout imprévisible. Mais
puisque rien ne semblait bouger au-dessous de nous, nous avions choisi
le déni. Cette propension au déni n'est
hélas pas seulement haïtienne. A
l'échelle de la planète nous avons
oublié que la Terre vit. Qu'elle a un âge, qu'elle
passe par des cycles. Nous avons perdu ses repères. Nous
avons perdu la mesure de l'espèce.
Mais nous ne sommes pas plus attentifs aux
événements qui tissent la trame de notre vie
politique, économique ou sociale et qui se
déroulent en surface, là, sous nos
yeux : paupérisation, chômage, guerres,
que nous ne le sommes pour ce qui se passe à des
kilomètres sous nos pieds. Et c'est paradoxalement la
vitesse, et non la lenteur, des phénomènes en
surface qui nous amène à la même
dérobade, donc au même déni. Comme si
nous étions presque contraints de nous défaire de
toutes ces mauvaises nouvelles pour éviter les cumuls, les
embarras qui nous empêcheraient de faire face aux
préoccupations d'une unique journée de notre
unique vie.
Alors nous n'ouvrons une parenthèse de conscience que le
temps d'une de ces catastrophes, pour la refermer aussitôt,
taraudés par une sourde angoisse, habités par une
peur lancinante qui broie notre temps et notre espace. Serions-nous
piégés dans un monde qui avance sans boussole et
irrémédiablement vers sa fin ?
Le formatage actuel de l'information, loin de nous éclairer
sur ce qui nous arrive, féconde la peur à
souhait. En effet, à poursuivre la recherche d'une
visibilité, d'une lisibilité immédiate
du réel, l'information finit par occulter le
réel, par nier la nécessaire opacité
de ce réel, qui ne s'accommode que d'une indispensable
lenteur pour se laisser saisir. Le voyeurisme et le rythme de
l'information sont un éblouissement qui féconde
cet effroi que nous enfouissons sous le postulat si consensuel
aujourd'hui d'une jouissance immédiate,
dérivative. Parce que le trop-plein est fait de trous et la
vitesse ponctuée d'oublis qui ne permettent pas de prendre
une mesure lucide du monde et de soi. Or sans l'aune du temps long de
l'histoire, sans l'extrême conscience des choses du monde et
de leur interdépendance, sans un savoir et des choix
scientifiques adéquats, il s'avère difficile de
repenser véritablement les stratégies de
gouvernance locale et internationale. Pouvons-nous encore les repenser,
non pas pour une politique du catastrophisme mais pour une autre
politique, qui placerait les catastrophes au centre de ses
préoccupations en tenant compte du fait qu'elles enfoncent
des millions d'êtres humains dans la pauvreté et
rendent la Terre tous les jours moins habitable et chacun de nous plus
vulnérable ? Permettez-moi ici d'en douter.
Comment s'étonner alors que surgissent ces questions qui
nous laminent sourdement, creusent les angoisses d'aujourd'hui
— qu'est-ce qui nous arrive et n'arrête
pas de nous arriver ? — et font remonter
toutes les mythologies de fin du monde qui depuis toujours, dans toutes
les civilisations, tentent de donner un sens transcendantal
à la finitude humaine ?
(…)
Je fais partie de ces écrivains de nuit pour lesquels une
des questions fondamentales demeure l'interrogation face au Mal. Mon
unique parade a toujours été d'opposer au Mal la
beauté, toutes les beautés, dont celle des mots.
La catastrophe du 12 janvier en Haïti m'a renvoyée
plus que jamais à leur précarité et
à leur force. Elle m'a aussi renvoyée
à cette faille originelle, cette fêlure
indélébile avec laquelle il s'agit de
réapprendre de la vie son « increvable
murmure … sans illusions et sans
renoncements », à l'instar
du peuple haïtien qui face au malheur déploie ce
savoir-là, qui n'a rien à voir avec la
résilience. Fêlure que chaque écrivain
porte à sa façon en se disant ou les mots ou la
mort. Si j'ai quelquefois tenté de regarder le malheur sans
ciller et de le dire debout et juste, c'est un parti pris
esthétique qui chez moi va au-delà d'un
catastrophisme d'actualité.
© Le
Monde
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