Failles / Yanick Lahens. -
Paris : Sabine Wespieser, 2010. - 128 p. ;
19 cm.
ISBN
978-2-84805-090-4
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Mon
ami, l'écrivain Émile Ollivier, aujourd'hui
décédé, écrivait de son
exil à
Montréal : « Chaque matin, je
m'éveille
avec une douleur lancinante. J'ai beau prendre des
analgésiques,
je n'arrive pas à m'en défaire et chaque matin
elle me
prend à la gorge : Haïti, Haïti,
comment va ta
douleur ? » Il nous faut nous poser la
même
question mais l'étendre au monde :
« Bonjour le
monde, comment va ta douleur ? »
☐ pp.
18-19 |
Le
séisme du 12 janvier 2010 a ruiné Port-au-Prince
et ses
environs, tué et estropié sans mesure,
brisé net
l'amorce fragile d'un relèvement, laissé des
millions de
survivants sans abri et sans ressource face aux besoins
élémentaires et à une nature rude. Le
récit
de Yanick Lahens donne la mesure du choc — de la sidération —
qui a frappé le pays, mais retient surtout l'attention en
relatant le prodigieux sursaut qui a suivi : on est au
cœur
de ce que René Char appelait « la
santé du
malheur » (p. 72). Dans cette veine, les
leçons
ne manquent pas ; ainsi ce jeune participant d'un atelier de
réalisation vidéographique qui
interpelle :
« Yanick, c'est vrai que nous sommes forts dans
l'art de la
survie mais … Et si nous commencions
simplement
à vivre ? » (p. 142).
En
réponse au désastre, les raisons
d'espérer ne
manquent donc pas, mais Yanick Lahens reste lucide et mesure l'ampleur
de la tâche. D'autant que le défi n'est pas
circonscrit ; si les élites locales portent une
lourde
responsabilité dans une histoire tourmentée, s'il
est
urgent de combler le gouffre entre ceux
qui ont et ceux qui n'ont pas, l'appel
s'adresse autant à l'intérieur qu'au reste du
monde. Les
plaies avivées par le tremblement de terre ne seront
durablement
pansées qu'au prix d'une refondation des rapports Nord-Sud
autant que des rapports Sud-Sud. Or, passée l'immense vague
d'émotion des premiers jours, force est de constater que le
regard de la communauté internationale s'est rapidement
détourné et que bien des promesses sont
restées
sans suite.
Quant au
rôle des écrivains et
artistes, Yanick Lahens craint qu'il ne soit insuffisant :
« Le moment historique demande autre chose. Un
projet de
société », ajoutant :
« Je ne
suis pas en train de tirer une balle dans le pied de
l'écrivain
que je suis. Parce que ce qui naîtra de là ne nous
empêchera en rien d'écrire, de peindre ou de
danser. Nous
le ferons peut-être autrement, peut-être
serons-nous moins
exotiques. Je n'en sais rien. Mais je sais que j'éprouverai
un
immense soulagement à ne plus évoquer la
santé du
malheur » (pp. 156-157).
→
Lire le compte-rendu
de Christine Rousseau
(Le
Monde des livres, 13
janvier 2011)
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EXTRAIT |
Notre
révolution est venue indiquer aux deux autres qui l'avaient
précédée, l'américaine et
la
française, leurs contradictions et leurs limites
(…).
À la démesure du système qui nous
oppressait nous
avons répondu par la démesure d'une
révolution.
Pour exister. Exister, entre autres, au prix d'une dette à
payer
à la France, au prix d'une mise au ban des nations. Ce qui
ne
nous a pas soustraits au devoir de solidarité agissante
envers
tous ceux qui, comme Bolivar en Amérique Latine ou ailleurs,
au
début de ce dix-neuvième siècle,
luttaient pour
leur liberté. Et puisque nous avons ouvert la terre
d'Haïti
à tous ceux-là, nous avons une longueur d'avance
dans ce
savoir-là. Savoir qui se révèle d'une
brûlante actualité dans ce moment où,
à
travers la catastrophe qui frappe Haïti, devrait se jouer la
réciproque et pourquoi pas la redéfinition sinon
la
refondation des principes de la solidarité à
l'échelle mondiale.
La
Révolution
américaine et la Révolution française,
contrairement à la nôtre, ont, elles, su faire
avancer la
question de la citoyenneté. Nous n'avons pas su user de la
constance et de la mesure qu'exigeait la construction de la
citoyenneté qui aurait dû mettre les hommes et les
femmes
de cette terre à l'abri de conditions infra-humaines de vie.
Parce que la démesure a ses limites, la glorification
stérile du passé comme refuge, aussi. Qu'on se
souvienne
de Césaire qui fait dire à l'épouse du
roi
Christophe, dans la tragédie du même nom, de
prendre garde
qu'on ne juge pas les malheurs des fils à la
démesure du
père.
En
dépit de ces limites-là, en
dépit de sa pauvreté, de ses vicissitudes
politiques, de
son exiguïté, Haïti n'est pas une
périphérie. Son histoire fait d'elle un centre.
Je l'ai
toujours vécu comme tel. Comme une métaphore de
tous les
défis auxquels l'humanité doit faire face
aujourd'hui et
pour lesquels cette modernité n'a pas tenu ses promesses.
Son
histoire fait qu'elle dialogue sur un pied
d'égalité avec
le reste du monde. Qu'elle oblige encore aujourd'hui à la
faveur
ce cette catastrophe à poser les questions essentielles des
rapports Nord-Sud, celles aussi fondamentales des rapports Sud-Sud, et
à ne pas esquiver les questions et les urgences de fond.
Qu'elle
somme aussi plus que jamais ses élites dirigeantes
à
changer radicalement de paradigme de gouvernance. Tous les symboles
déjà faibles de l'État se sont
effondrés,
la population est aux abois et la ville dévastée.
De
cette tabula
rasa devra
naître un État en fin
réconcilié (même partiellement) avec sa
population.
☐ pp. 70-71 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- «
Failles », Paris : Sabine Wespieser (SW
poche), 2017
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- « L'exil :
entre l'ancrage et la fuite, l'écrivain
haïtien », Port-au-Prince :
Éd. Henri
Deschamps, 1990
- «
Tante Résia et les dieux »,
Paris : L'Harmattan, 1994
- « Lettre
des Cayes » in : Bernard Magnier (éd.), À peine plus qu'un
cyclone aux Antilles, Cognac : Le
Temps qu'il fait, 1998
- « La
petite corruption », Port-au-Prince :
Éd.
Mémoire, 1999 ; Montréal :
Mémoire
d'encrier, 2003
- « Dans
la maison du père »,
Paris : Le Serpent à
plumes, 2000, 2005 ; Port-au-Prince : Éd.
Mémoire, 2000 ;
Paris : Sabine Wespieser (SW poche), 2015
- « La
folie était venue avec la pluie »,
Port-au-Prince : Presses nationales d'Haïti, 2006
- « L'oiseau
Parker dans la nuit »,
Montréal : Plume & encre (Vous m'en direz des nouvelles, 8), 2006
- « Port-au-Prince
la dévoreuse », in Une
journée haïtienne,
textes réunis et présentés par Thomas
C. Spear,
Montréal : Mémoire d'encrier ;
Paris :
Présence africaine, 2007
- « La couleur de l'aube »,
Paris : Sabine Wespieser, 2008, 2016 ; Port-au-Prince : Presses nationales
d'Haïti, 2008
- « Guillaume
et Nathalie », Paris : Sabine Wespieser, 2013 ; Paris : Points (P3309), 2014
- « Bain
de lune », Paris :
Sabine Wespieser, 2014 ; Paris : Points
(P4144), 2015
- « Douces
déroutes », Paris : Sabine Wespieser, 2018
- «
L'oiseau Parker dans la nuit », Paris : Sabine Wespieser, 2019
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Sur le site « île en île » : dossier Yanick
Lahens |
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mise-à-jour : 26
juillet 2021 |
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