Le texte qui suit,
reproduit dans son intégralité,
a été publié dans
Le Monde (Dimanche 17 - Lundi 18 Mars 2019).

La révolution haïtienne déborde, outrepasse le projet des Lumières en faisant avancer de manière radicale la question de l'égalité.
A ce titre, la révolution haïtienne est comme le souligne Césaire, “ l'une des origines, l'une des sources de la civilisation moderne ”.
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« L'exil : entre l'ancrage et la fuite, l'écrivain haïtien », Port-au-Prince : Éd. Henri Deschamps, 1990
« Dans la maison du père », Paris : Le Serpent à plumes, 2005
« La couleur de l'aube », Paris : Sabine Wespieser, 2008
« Failles », Paris : Sabine Wespieser, 2010
“ La tentation du catastrophisme ”
Le Monde des livres, 20 mai 2011
Yanick Lahens
Prix Femina 2014
Yanick Lahens
au Collège de France
“ Haïti n'est ni un cauchemar
ni une carte postale
 ”
Le Monde, 23 juillet 2021

Yanick Lahens (crédit : Iris Gene Lahens)Yanick Lahens

La littérature commence souvent
là où la parole devient impossible
       
L'écrivaine haïtienne est la première titulaire de la chaire Mondes francophones du Collège de France. “ Le Monde ” publie des extraits de sa leçon inaugurale intitulée Urgence(s) d'écrire, rêve(s) d'habiter, prononcée le 21 mars.
       
Faire advenir les mondes francophones exige de passer par de nouvelles narrations qui rendront plus audibles les altérités qui les constituent.

Parce qu'incontestablement “ quelque chose perdure … ”, pour répéter Jean-Claude Charles, écrivain haïtien : “ non plus la lettre de cette chose, puisqu'elle ne dit pas son nom, ruinée autant par des travaux scientifiques que par l'expérience concrète ; mais l'esprit de la chose ”. La création de cette chaire vient à point nommé pour contrer cet esprit précisément. Lui faire barrage demandera, dans l'Europe qui se dessine aujourd'hui, de l'opiniâtreté, de l'intelligence et une solide conviction qu' “ au rendez-vous de l'humanité nous arrivons tous les mains pleines ”.

Des phénomènes migratoires se sont accentués, les imaginaires se sont complexifiés et des générations naissent de plain-pied dans la globalisation au moment où s'affirment des épistémologies autres que celles des Lumières. Signe que le moment est venu de dépouiller ce terme “ francophone ” de son eurocentrisme.


Mieux comprendre le monde qui vient

Si le Collège de France a jugé nécessaire de créer cette chaire Mondes Francophones — et il faut saluer cette décision —, c'est que les mutations d'aujourd'hui obligent la France à repenser ses relations avec ses anciennes colonies et avec l'ensemble des pays que l'on dit du Sud pour précisément mieux comprendre le monde qui vient. Un monde où les notions d'identité, de patrimoine, de nation sont en train d'être repensées. Aujourd'hui, les recherches sur la formation de la modernité, de l'empire et de ses projets nationaux ne peuvent être isolées de celles portant sur le monde colonial. Haïti est un produit et une des matrices de ces croisements et sa littérature en est une des premières métaphorisations.

La révolte victorieuse des esclaves de Saint-Domingue prendra par surprise l'ensemble du monde colonialiste. Il en résultera d'une part une mise sous silence du passé comme le démontre l'historien haïtien Michel-Rolph Trouillot dans son livre Silencing the Past [Beacon Press, 2015, non traduit] ou l'historien français Yves Benot dans La Révolution française et la fin des colonies [La Découverte, 1987] et, d'autre part, la fabrication à dessein d'une représentation racialisée : “ (…) tout le XIXe siècle français, britannique, américain (…), fort de repousser la contagion haïtienne de l'indépendance politique pour les peuples encore sous colonisation et esclavage, éprouve l'allégresse de dire la barbarie haïtienne ” souligne Laënnec Hurbon dans Le Barbare imaginaire [Cerf, 1988].

Parce que ce mouvement insurrectionnel était un impensé et opérait un saut qualitatif qui inaugurait l'incompréhension du Nord sur ces parties du monde. Si la révolution américaine représente un incontestable progrès des Lumières parce qu'elle fait avancer les libertés individuelles, la pratique de l'esclavage lui survivra près d'un siècle plus tard, si la révolution française fait avancer les droits de l'homme, la France maintient l'esclavage dans certaines contrées et renforce le processus de colonisation dans d'autres, la révolution haïtienne, elle, déborde, outrepasse le projet des Lumières en faisant avancer de manière radicale la question de l'égalité. A ce titre, la révolution haïtienne est comme le souligne Césaire, “ l'une des origines, l'une des sources de la civilisation moderne ”.

Laurent Dubois, historien américain du Laboratoire d'études haïtiennes de l'université Duke aux Etats-Unis, avance que “ l'impact de la révolution haïtienne (…) prit une part essentielle dans les courants politiques, philosophiques et culturels des XVIIIe et XIXe siècles. En ce sens nous sommes les descendants de ces ancêtres communs que sont les révoltés de Saint-Domingue ” ceux que C.L.R. James appelle “ les Jacobins noirs ”.

Haïti est le premier pays de ce Sud fabriqué par cette modernité économique et politique née des Lumières et elle est le moule dans lequel seront coulées les relations qui s'instaureront entre le Nord et le Sud jusqu'à aujourd'hui. Du Sud elle a connu avant les autres tous les avatars qu'engendreront ces relations, dont la reproduction, après l'indépendance, d'une colonisation interne. Ces ombres-là sont nôtres et il nous faut aussi les garder en ligne de mire, comme le souligne le sociologue Jean Casimir dans La Culture opprimée [Fondation Connaissance et liberté, 2001], afin de tenir en respect tout autolyrisme trop impétueux.

Jamais l'urgence n'a donc desserré son étau sur les déportés que nous fûmes et toujours les écrivains sont poursuivi un rêve d'habiter le monde “ de plein jour et de plain-pied ”.

Dire Haïti et sa littérature autrement, c'est se demander à travers sa littérature quel éclairage peut apporter aujourd'hui au monde francophone, sinon au monde tout court, l'expérience haïtienne ? Comment à partir d'un fait historique de l'ordre de l'impensable, à savoir une révolution victorieuse dès la fin du XVIIIe siècle menée par des hommes et des femmes transplantés d'Afrique en Amérique et réduits en esclavage, se met en place une civilisation dont la littérature est un élément majeur. Comment, dans l'impasse qui suit cette révolution, ces hommes et ces femmes dépossédés, déplacés, déstabilisés linguistiquement n'ont pas cessé de dire ou d'écrire un rêve d'habiter, démontrant par là même que la littérature commence souvent là où la parole devient impossible. Là où le monde est si ébranlé qu'il faut traverser le langage pour lui trouver des éclats de sens dans ce que René Depestre nomme l'état de poésie qui “ (…) s'épanouit à des années-lumières des états de siège et d'alerte (…) L'état poétique est le seul promontoire connu d'où par n'importe quel temps du jour ou de la nuit l'on découvre à l'œil nu la côte nord de la tendresse. C'est aussi le seul état de la vie qui permet de marcher pieds nus sur des kilomètres de braises et de tessons ou de traverser à dos de requin un bras de mer en furie ”.


Un lieu aussi vaste que le silence

C'est assurément cette rencontre de l'impensable et de l'impossible qui a donné à cette littérature écrite en français cette spécificité, ne fût-ce qu'au regard du nombre de textes produits.

A partir de 1804, ceux et celles qui n'ont d'autre choix que d'habiter ces 27 750 km2, à peine plus étendus que certains départements de l'Hexagone, sont sommés de s'inventer et d'inventer dans ce lieu non connu, non imaginé, non désiré. A cette sommation les écrivains répondront en nourrissant un rêve d'habiter un corps qui ne soit plus celui du migrant nu, selon la belle formule d'Edouard Glissant, un lieu et un temps fondateurs, d'habiter l'écriture comme lieu premier, originel, un lieu non de simple enracinement mais de possible séjour ou un lieu aussi vaste que le silence ou l'inconnu. Même quand ces rêves se heurteront à des empêchements majeurs, toujours des écrivains, à l'instar d'un Frankétienne, nous apprendront à chevaucher les chutes pour poursuivre le voyage. S'il arrive que tu tombes, Apprends vite à chevaucher ta chute Que ta chute devienne cheval pour continuer le voyage.

Yanick Lahens
Le Monde, 2019