|
| Yanick Lahens
La littérature commence souvent là où la parole devient impossible | | | L'écrivaine
haïtienne est la première titulaire de la chaire Mondes
francophones du Collège de France. “ Le
Monde ” publie des extraits de sa leçon inaugurale
intitulée Urgence(s) d'écrire, rêve(s) d'habiter, prononcée le 21 mars. | | | Faire
advenir les mondes francophones exige de passer par de nouvelles
narrations qui rendront plus audibles les altérités qui
les constituent.
Parce qu'incontestablement “ quelque chose perdure … ”, pour répéter Jean-Claude Charles, écrivain haïtien : “ non
plus la lettre de cette chose, puisqu'elle ne dit pas son nom,
ruinée autant par des travaux scientifiques que par
l'expérience concrète ; mais l'esprit de la
chose ”. La création de cette chaire vient
à point nommé pour contrer cet esprit
précisément. Lui faire barrage demandera, dans l'Europe
qui se dessine aujourd'hui, de l'opiniâtreté, de
l'intelligence et une solide conviction qu' “ au rendez-vous de l'humanité nous arrivons tous les mains pleines ”.
Des
phénomènes migratoires se sont accentués, les
imaginaires se sont complexifiés et des
générations naissent de plain-pied dans la globalisation
au moment où s'affirment des épistémologies autres
que celles des Lumières. Signe que le moment est venu de
dépouiller ce terme “ francophone ” de son
eurocentrisme.
Mieux comprendre le monde qui vient
Si
le Collège de France a jugé nécessaire de
créer cette chaire Mondes Francophones — et il faut
saluer cette décision —, c'est que les mutations
d'aujourd'hui obligent la France à repenser ses relations avec
ses anciennes colonies et avec l'ensemble des pays que l'on dit du Sud
pour précisément mieux comprendre le monde qui vient. Un
monde où les notions d'identité, de patrimoine, de nation
sont en train d'être repensées. Aujourd'hui, les
recherches sur la formation de la modernité, de l'empire et de
ses projets nationaux ne peuvent être isolées de celles
portant sur le monde colonial. Haïti est un produit et une des
matrices de ces croisements et sa littérature en est une des
premières métaphorisations.
La révolte
victorieuse des esclaves de Saint-Domingue prendra par surprise
l'ensemble du monde colonialiste. Il en résultera d'une part une
mise sous silence du passé comme le démontre l'historien
haïtien Michel-Rolph Trouillot dans son livre Silencing the Past [Beacon Press, 2015, non traduit] ou l'historien français Yves Benot dans La Révolution française et la fin des colonies [La
Découverte, 1987] et, d'autre part, la fabrication à
dessein d'une représentation racialisée : “ (…)
tout le XIXe siècle français, britannique,
américain (…), fort de repousser la contagion
haïtienne de l'indépendance politique pour les peuples
encore sous colonisation et esclavage, éprouve
l'allégresse de dire la barbarie haïtienne ” souligne Laënnec Hurbon dans Le Barbare imaginaire [Cerf, 1988].
Parce
que ce mouvement insurrectionnel était un impensé et
opérait un saut qualitatif qui inaugurait
l'incompréhension du Nord sur ces parties du monde. Si la
révolution américaine représente un incontestable
progrès des Lumières parce qu'elle fait avancer les
libertés individuelles, la pratique de l'esclavage lui survivra
près d'un siècle plus tard, si la révolution
française fait avancer les droits de l'homme, la France
maintient l'esclavage dans certaines contrées et renforce le
processus de colonisation dans d'autres, la révolution
haïtienne, elle, déborde, outrepasse le projet des
Lumières en faisant avancer de manière radicale la
question de l'égalité. A ce titre, la révolution
haïtienne est comme le souligne Césaire, “ l'une des origines, l'une des sources de la civilisation moderne ”.
Laurent
Dubois, historien américain du Laboratoire d'études
haïtiennes de l'université Duke aux Etats-Unis, avance que “
l'impact de la révolution haïtienne (…) prit une
part essentielle dans les courants politiques, philosophiques et
culturels des XVIIIe et XIXe siècles. En ce sens nous sommes les
descendants de ces ancêtres communs que sont les
révoltés de Saint-Domingue ” ceux que C.L.R. James appelle “ les Jacobins noirs ”.
Haïti
est le premier pays de ce Sud fabriqué par cette
modernité économique et politique née des
Lumières et elle est le moule dans lequel seront coulées
les relations qui s'instaureront entre le Nord et le Sud jusqu'à
aujourd'hui. Du Sud elle a connu avant les autres tous les avatars
qu'engendreront ces relations, dont la reproduction, après
l'indépendance, d'une colonisation interne. Ces ombres-là
sont nôtres et il nous faut aussi les garder en ligne de mire,
comme le souligne le sociologue Jean Casimir dans La Culture opprimée [Fondation Connaissance et liberté, 2001], afin de tenir en respect tout autolyrisme trop impétueux.
Jamais
l'urgence n'a donc desserré son étau sur les
déportés que nous fûmes et toujours les
écrivains sont poursuivi un rêve d'habiter le monde
“ de plein jour et de plain-pied ”.
Dire
Haïti et sa littérature autrement, c'est se demander
à travers sa littérature quel éclairage peut
apporter aujourd'hui au monde francophone, sinon au monde tout court,
l'expérience haïtienne ? Comment à partir d'un
fait historique de l'ordre de l'impensable, à savoir une
révolution victorieuse dès la fin du XVIIIe siècle
menée par des hommes et des femmes transplantés d'Afrique
en Amérique et réduits en esclavage, se met en place une
civilisation dont la littérature est un élément
majeur. Comment, dans l'impasse qui suit cette révolution, ces
hommes et ces femmes dépossédés,
déplacés, déstabilisés linguistiquement
n'ont pas cessé de dire ou d'écrire un rêve
d'habiter, démontrant par là même que la
littérature commence souvent là où la parole
devient impossible. Là où le monde est si
ébranlé qu'il faut traverser le langage pour lui trouver
des éclats de sens dans ce que René Depestre nomme
l'état de poésie qui “ (…)
s'épanouit à des années-lumières des
états de siège et d'alerte (…) L'état
poétique est le seul promontoire connu d'où par n'importe
quel temps du jour ou de la nuit l'on découvre à
l'œil nu la côte nord de la tendresse. C'est aussi le seul
état de la vie qui permet de marcher pieds nus sur des
kilomètres de braises et de tessons ou de traverser à dos
de requin un bras de mer en furie ”.
Un lieu aussi vaste que le silence
C'est
assurément cette rencontre de l'impensable et de l'impossible
qui a donné à cette littérature écrite en
français cette spécificité, ne fût-ce qu'au
regard du nombre de textes produits.
A partir de 1804, ceux et celles qui n'ont d'autre choix que d'habiter ces 27 750 km2,
à peine plus étendus que certains départements de
l'Hexagone, sont sommés de s'inventer et d'inventer dans ce lieu
non connu, non imaginé, non désiré. A cette
sommation les écrivains répondront en nourrissant un
rêve d'habiter un corps qui ne soit plus celui du migrant nu,
selon la belle formule d'Edouard Glissant, un lieu et un temps
fondateurs, d'habiter l'écriture comme lieu premier, originel,
un lieu non de simple enracinement mais de possible séjour ou un
lieu aussi vaste que le silence ou l'inconnu. Même quand ces
rêves se heurteront à des empêchements majeurs,
toujours des écrivains, à l'instar d'un
Frankétienne, nous apprendront à chevaucher les chutes
pour poursuivre le voyage. S'il arrive que tu tombes, Apprends vite à chevaucher ta chute Que ta chute devienne cheval pour continuer le voyage.
Yanick Lahens
| Le Monde, 2019 |
|