La couleur de l'aube / Yanick
Lahens. - Paris : Sabine Wespieser, 2008. -
218 p. ; 19 cm.
ISBN
978-2-84805-063-8
|
|
Et
aux mâchoires des peuples il y aura un mors qui fait errer.
☐ Apocalypse — cité
p. 173 |
Fignolé
— « que la peur n'a pas
réussi à
mettre à genoux » —
n'est pas
rentré d'une virée rageuse avec ses amis du parti des Démunis. Sa
mère et ses deux sœurs l'attendent,
angoissées ; la mère croit au pouvoir
des loas et
pense que « pour avoir vécu soixante ans
dans cette
île, elle est au-delà des
ténèbres » ;
Angélique
étouffe sa rage sous une apparente
résignation ;
Joyeuse se révolte et choisit « la
lumière, le
vent et le feu ». Le silence de la nuit est
déchiré par « le
crépitement de la
mitraille au loin ».
Les
trois voix disent l'espoir,
mais aucune n'est dupe. Tout est déjà
consommé :
l'attente ne peut être que celle de l'instant
« où la mort vient saigner à
notre porte
(…) où elle éclabousse nos
murs », en
accord avec l'apocalypse à l'œuvre dans les
quartiers
d'une ville harassée
par la misère et la violence des milices de Jean-Claude
Duvalier.
«
Nous avançons face à la nuit. Dans le silence des
pierres. Dans le mutisme des tombes » —
à l'image de
personnages menés par un destin que rien ne semble pouvoir
conjurer, le roman de Yanick Lahens affronte sans complaisance les
ténèbres, mais ne renie pas l'espoir, cette couleur de l'aube sur
laquelle pourtant ne s'ouvriront plus les yeux de Fignolé.
|
EXTRAIT |
Le quartier de tante Sylvanie est à la limite de
plus
pauvre encore que lui. Parce que dans cette île, la
misère
n'a pas de fond. Plus tu creuses, plus tu trouves une autre
misère plus grande que la tienne. Alors entre Sylvanie et ce
qui
n'a pas encore de nom, il n'y a qu'une eau prisonnière.
Gonflée de limon et de boue. À faire remonter vos
viscères en boules nauséeuses. Là-bas,
de l'autre
côté, là où les vies
tiennent en
équilibre entre les pelures de tout ce qui se mange, les
cadavres d'animaux, les incontinences des vieillards, les visages
poisseux de morve des enfants et l'eau aigre que rejettent les estomacs
affamés. À côté des chiens
et des porcs,
surgissent souvent des silhouettes sinistres. Le dos
voûté, elles se mélangent aux
bêtes. Quand
elles ne leur disputent pas des restes, elles fouinent furtivement
à leurs côtés dans la puanteur et la
pourriture des
immondices. Je me suis souvent penchée, les
paupières
à demi fermées, la main sur le front pour mieux
voir et
me convaincre que ces créatures-là
n'étaient ni
des chiens, ni des porcs mais des chrétiens
vivants comme
vous et moi, hommes, femmes, enfants, vieillards qui n'ont d'autre
choix que de se lever, de vivre, de manger, et de faire là
des
enfants et leurs besoins. Des centaines de milliers d'êtres
venus
en ville comme au Paradis et qui n'y ont trouvé que cet
enfer
à ciel ouvert. (…) Dieu, s'il a
créé ce
monde, je lui souhaite d'être torturé par le
remords.
De l'autre côté de la rive, je regarde
souvent ce
monde comme quelqu'un qui, dans une bataille rangée, aurait
échappé de justesse à la lame d'une
machette bien
aiguisée ou aux rafales d'une mitraillette. Et qui n'arrive
pas
tout à fait encore à mesurer sa chance. Qui a mis
une
seule fois les pieds dans ce faubourg sait à jamais pourquoi
les
rues écartent quelquefois les jambes au plus offrant ou
mettent
du sang sur les calendriers. Impossible de ne pas savoir.
Impossible !
☐ pp. 59-60 |
|
COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « La
couleur de l'aube », Port-au-Prince :
Presses nationales d'Haïti, 2008 ; Paris :
Sabine Wespieser (SW poche), 2016
|
- « L'exil : entre l'ancrage et la
fuite, l'écrivain haïtien »,
Port-au-Prince : Éd. Henri Deschamps, 1990
- «
Tante Résia et les dieux »,
Paris : L'Harmattan, 1994
- « Lettre
des Cayes » in : Bernard Magnier (éd.), À peine plus qu'un
cyclone aux Antilles, Cognac : Le
Temps qu'il fait, 1998
- « La
petite corruption », Port-au-Prince :
Éd.
Mémoire, 1999 ; Montréal :
Mémoire
d'encrier, 2003
- « Dans
la maison du père »,
Paris : Le Serpent à
plumes, 2000, 2005 ; Port-au-Prince : Éd.
Mémoire, 2000 ; Paris : Sabine Wespieser
(SW poche), 2015
- « La
folie était venue avec la pluie »,
Port-au-Prince : Presses nationales d'Haïti, 2006
- « L'oiseau
Parker dans la nuit »,
Montréal : Plume & encre (Vous m'en direz des nouvelles, 8), 2006
- « Port-au-Prince
la dévoreuse », in Une
journée haïtienne,
textes réunis et présentés par Thomas
C. Spear,
Montréal : Mémoire d'encrier ;
Paris :
Présence africaine, 2007
- « Failles », Paris : Sabine Wespieser, 2010, 2017
- « Guillaume
et Nathalie », Paris : Sabine Wespieser, 2013 ; Paris : Points (P3309), 2014
- « Bain
de lune », Paris :
Sabine Wespieser, 2014 ; Paris : Points
(P4144), 2015
- « Douces
déroutes », Paris : Sabine Wespieser, 2018
- «
L'oiseau Parker dans la nuit », Paris : Sabine Wespieser, 2019
|
|
Sur le site « île en île » : dossier Yanick
Lahens |
|
|
mise-à-jour : 26
juillet 2021 |
|
|
|
|
|