Lettres
de Solovki, 1934-1937 / Paul Florensky ; traduit du russe et
présenté par Françoise Lhoest. -
Lausanne :
L'Âge d'homme, 2012. - 747 p.-XVI p. de
pl. :
ill. ; 23 cm. - (Classiques slaves).
ISBN
978-2-8251-4156-4
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Toute
la nature et le contexte ici disposent plutôt à la
tristesse et à l'ennui,
à renoncer à tous les
intérêts de la terre, et à sentir que
tout est
illusoire,
bien que, généralement parlant, je n'y sois
pas enclin.
☐ 24.XII.1935,
p. 261 |
Scientifique,
lettré, philosophe, théologien
— qualités portées, dans
chaque sphère,
au plus haut niveau d'exigence —, Paul Florensky est
condamné à dix ans de goulag en 1933. Il arrive
aux
îles Solovki le 23 septembre 1934. Les lettres qu'il adresse
a sa
famille rendent compte de son activité scientifique, de la
peine
qu'il éprouve à être
séparé des siens
et de son inquiétude quant à leur sort, du cours
ordinaire de la vie, du passage des saisons, des
particularités
de la faune et de la flore, de ses lectures, de ses
spéculations
philosophiques, de ses méditations. Rien n'évoque
directement l'univers carcéral : au Solovki les
écrits destinés à
l'extérieur devaient
passer une censure rigoureuse et, par ailleurs, Florensky veillait
à ne pas ajouter aux angoisses de ses proches.
Au cours
de ce long monologue, Paul Florensky évoque un
éventail
de lectures largement ouvert ; les Russes
— Pouchkine
le premier — y côtoient le meilleur de la
culture
classique et contemporaine du reste de l'Europe. Musique
— Mozart ! — et peinture
ne sont pas moins
présentes ; souvenirs essentiels qui surgissent
souvent
à l'improviste : « Solovki est
un trésor
pour les peintres ; c'est partout du
Gauguin »
(septembre 1935, p. 199). Comme les longs
développements
consacrés aux recherches et expériences
scientifiques
qu'il poursuit, cette attention portée à tout ce
qui
nourrit la connaissance, la réflexion ou la
méditation
relève largement d'une inclination personnelle, mais exprime
également la volonté tenace de compenser les
effets de
l'éloignement, de la claustration et de la soumission
à
un pouvoir absolu dans son principe autant qu'arbitraire dans ses
manifestations.
Les
témoignages de rescapés du
goulag des Solovki, rédigés
postérieurement,
permettent d'approcher ce que put être le quotidien de Paul
Florensky durant les trois années passées aux
Solovki.
C'est le cas du récit de Iouri Tchirkov ; on y
trouve une
brève mais éloquente évocation de Paul
Florensky
(cf. ci-dessous).
La
dernière lettre de Florensky,
datée du 19 juin 1937, est adressée à
sa
mère : « Je suis en bonne
santé, mais
actuellement il est impossible de travailler vraiment, or l'absence de
travail précis et concentré affaiblit et fatigue
tout
à la fois » (p. 641). Paul
Florensky a
été fusillé le 8 décembre
1937 près
de Léningrad.
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IOURI TCHIRKOV |
[Au
goulag des îles Solovki,] tous les savants reconnaissaient la
supériorité absolue de Pavel Alexandrovitch
Florenski,
grand mathématicien, chimiste, ingénieur,
philosophe,
théologien et archiprêtre.
Les
travaux de Florenski
dans le domaine de la physique et des mathématiques avaient
anticipé sur bien des idées et des
théories
développées dans la seconde moitié du
XXe
siècle par ses disciples, notamment les
académiciens Ioffe et Semionov (prix Nobel tous les deux).
Son livre La
Colonne et le Fondement de la Vérité, dans
lequel il avait cherché à construire une
métaphysique concrète, était reconnu
comme une
œuvre philosophique majeure et lui avait valu le titre de
docteur
de plusieurs facultés européennes, notamment
celui de
l'université grégorienne de l'Académie
pontificale
du Vatican. Avant son arrestation, il avait travaillé
à
l'université de Moscou et dans plusieurs instituts, avait
enseigné la philosophie au Grand Séminaire,
(…).
Très modeste, timide même, il ôtait sa
chapka en
entrant et s'inclinait dans un profond salut. Il portait une longue
barbe et des lunettes étroites à la monture en
fer
(…).
☐ « C'était
ainsi … Un
adolescent au goulag », Paris :
Ed. des Syrtes,
2009 — pp. 95-96 |
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EXTRAITS |
Les
couleurs du ciel, c'est le plus beau spectacle de Solovki. Hier soir,
en revenant du kremlin, je ne pouvais m'arracher à la
richesse
prodigieuse des coloris du ciel : pourpre, violet, lilas,
rose,
orange, doré, gris, écarlate, bleu clair,
bleu-vert et
blanc : toutes les couleus jouaient dans le ciel rayé de
longs
nuages fins et en couches violettes. La ligne de la mer
découpée capricieusement, les loudy
(bancs
de galets) de l'île, la lune blafarde, le soleil splendide
qui
essaie de se coucher sans guère y parvenir. La splendeur de
Claude Lorrain, avec plus encore de richesse et de diversité
des
tons. La mer est d'indigo. Souvent, vers le soir, le soleil donne des
gerbes de rayons qui s'arrachent aux nuages pour venir à la
surface de la mer, et ces gerbes, on n'en voit pas trois ou quatre
comme chez nous, mais 15 ou 16. Te rappelles-tu la Vision
d'Ézéchiel de
Raphaël ? Eh bien, les rayons sont semblables, mais plus
nombreux.
Pourtant il n'y a pas souvent du soleil, tant s'en faut.
☐
31.V.1936,
p. 409
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Ici,
le paysage est très joli : un trésor pour un
artiste. Des
lacs innombrables, des teintes indigo au soleil ; la verdure,
fraîche comme nulle part, qui couvre tout ; la mer
qui se
colore de rose, pourpre, indigo, gris-bleu ; les formes
insolites,
les couleurs des nuages et le ciel lui-même, tout cela
ensemble
est remarquablement beau. Pourtant, malgré l'abondance de
couleurs, même dans l'été
ensoleillé,
atypique pour les Solovki, ce paysage reste fantomatique, comme un
rêve ou un souvenir brumeux d'une chose
déjà vue.
C'est un paysage à l'aquarelle, que l'on regarde sans
être
sûr que ce qu'on perçoit existe
réellement.
☐
24.VI.1936,
p. 421
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Une
de mes connaissances me demande pourquoi je n'écris jamais
rien
au sujet des sons de Solovki, mais seulement sur les couleurs et les
formes. C'est parce que tout est absence de sons ici, comme en
rêve. C'est le royaume du silence. Pas au sens
littéral,
bien sûr, il y a plus qu'assez de bruit non
souhaité, et
on aurait envie de se mettre à l'écart de ce
bruit-là. Mais on n'entend pas le son intérieur
de la
nature, on ne perçoit pas les paroles intérieures
des
êtres. Tout glisse comme dans un théâtre
d'ombres,
et les sons viennent s'y ajouter de l'extérieur, comme un
appendice ou un bruit gênant. On s'explique difficilement
pourquoi rien ne produit de son, l'absence de musique des choses et de
la vie, et je ne le comprends pas vraiment, mais cela
n'empêche,
il n'y a pas de musique. Seul le ressac marin (très
rarement) et
les hurlements du vent ne cadrent pas tout à fait avec cette
description des Solovki. Et puis les causes extérieures
viennent
renforcer cette impression : on n'entend pas de bruit de
tramways,
d'avertisseurs d'automobiles, de claquement des sabots des chevaux
traînant des charettes, ni le bruit du train, mais seulement,
rarement, la sirène d'un navire. Aucun chant, aucun rire ne
vient faire irruption. La radio, quand on la met en marche, est
perçue comme un élément
étranger qui, loin
de nous revigorer, nous énerve. Voilà pourquoi
l'absence
de description des sons me semble mieux décrire les Solovki
et
bien plus précisément que si je
m'étais mis
à en parler.
☐
6-7.VIII-1936,
p. 447
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « La
colonne et le fondement de la vérité :
essai d'une
théodicée orthodoxe en douze
lettres »,
Lausanne : L'Âge d'homme, 1975, 1994
- « La
perspective inversée ; L'iconostase, et autres
écrits sur l'art », Lausanne :
L'Âge
d'homme, 1992
- « Le
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L'Âge d'homme, 2002
- « Hamlet »,
Paris : Allia, 2006
- « Souvenirs
d'une enfance au Caucase », Lausanne :
L'Âge d'homme, 2007
- « Stupeur
et dialectique », Paris : Payot &
Rivages, 2012
- « La
perspective inversée » Paris :
Allia, 2013
|
- Florence
Corrado-Kazanski, « Pavel Florenski et
l'Europe », Pessac : Maison des sciences de
l'homme
d'Aquitaine, 2013
|
- Youri Beszonov, « Mes vingt-six
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Paris : Payot, 1928
- Jurij
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martirio : da monastero a primo lager
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1998
- Boris
Chiriaev, « La veilleuse des Solovki
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- Ante Ciliga,
« Dix ans au pays du mensonge
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Éd. Champ libre, 1977
- [Iulia
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rouge : souvenirs d'une prisonnière aux pays des
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- Veronika
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1917-2017 », Paris : Éd. du
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- Raymond
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Éd. Jules Tallandier, 1927 ; Balland, 2004
- Tomasz Kizny
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Belomorkanal, l'expédition de Vaïgatch, le
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- Natalia
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- Tatiana
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- Iouri
Tchirkov, « C'était
ainsi … un adolescent au goulag », Paris : Éd. des Syrtes, 2009
- Evgueni
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« L'aviateur », Paris :
Éd. des Syrtes, 2019
- Oleg
Volkov, « Les
ténèbres », Paris :
J-C Lattès, 1991
- Mariusz
Wilk, « Le
journal d'un loup », Paris :
Éd. Noir sur blanc, 1999
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bibliographie des îles
Solovki (en russe) |
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mise-à-jour : 27 juillet 2020 |
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