Le journal d'un loup / Mariusz
Wilk ; trad. du polonais par Laurence
Dyèvre ; photographies de Tomasz Kizny. -
Paris : Éd. Noir sur blanc, 1999. -
262 p.-[24] p. de pl. : ill. ;
24 cm.
ISBN 2-88250-080-7
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NOTE
DE L'ÉDITEUR
: En 1991, Mariusz Wilk s'est retiré sur les
îles Solovki,
archipel isolé de la mer Blanche, véritable
microcosme
des dépouilles de l'empire soviétique. De
là, il
observe et tente d'expliquer le quotidien de la vaste Russie, ses
contradictions, sa misère et ses grandeurs.
À
Solovki, se reflète l'histoire tumultueuse et complexe de la
Russie avec ses hauts et ses bas. L'île abrite en effet
depuis
des siècles un monastère centre de l'orthodoxie,
mais
aussi les restes du SLON, premier camp de travail forcé
d'Union
soviétique, véritable laboratoire du goulag
établi
au lendemain de la révolution de 1917.
Pendant
les six
ans de son séjour, Wilk a connu chacun des mille habitants
de
Solovki, évoqué avec eux leurs destins
broyés,
pittoresques ou cocasses, affronté avec eux un environnement
hostile, mais aussi partagé leur fascination pour
l'étrange beauté des paysages du Grand Nord.
Wilk
nous offre un document d'une rare valeur, une véritable mine
de
renseignements servis par un style imagé et lyrique dans la
lignée des écrivains-reporters
célèbres en
Pologne tels que Kapuscinksi ou Krall, son regard original à
la
fois décalé, fasciné et complice fera
date dans le
genre particulier du reportage littéraire.
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OSOLOVIÉLY :
abruti, hébété
ou …
dépaysé. Sur l'archipel, ce mot a pris une autre
signification en raison du nom de Solovki, et qualifie toute personne
désormais incapable de vivre sans les Solovki. Osoloviély,
dans
le langage local signifie “ fou des
Solovki ”,
“ solovkisé ”.
[…] On dit de ces
gens-là qu'ils sont complètement osoloviély,
solovkisés,
et que même s'ils parviennent momentanément
à
s'échapper de l'archipel, ils ont la mer Blanche dans les
yeux.
Où qu'ils aillent, ils seront toujours solovkisés …
Ils se
sentiront toujours étrangers.
☐ Glossaire, p. 255 |
Écrivain
et journaliste polonais, Mariusz Wilk a
participé dans son pays à l'aventure de Solidarnosc ce
qui lui a valu sept mois d'emprisonnement. Au début des
années 90, il a travaillé comme journaliste aux
Etats-Unis, dans les pays Baltes, en Ukraine, en Russie, au Kazakhstan,
avant de se fixer plusieurs années aux îles
Solovki dans
la mer Blanche à moins de 200 kilomètres sous le
cercle
arctique.
Le journal
d'un loup 1 réunit les chroniques
adressées durant ce long séjour à la
revue polonaise de Paris Kultura. Plusieurs voix se
mêlent au fil du recueil : évocation du quotidien
des insulaires, interrogation du monde russe 2,
approche du Grand Nord, réflexions sur la langue, sur
l'écriture et la pratique du reportage littéraire,
sur la relation entre autochtones et étrangers 3. Autant
de chemins qui semblent diverger — mais auxquels Mariusz Wilk
impose une solide et parfois obsédante cohérence.
Habité de longue
date, puis tour à tour sanctuaire de l'orthodoxie (depuis le
XIVe
siècle), matrice
du goulag (entre 1923 et 1939), base militaire, pôle
touristique,
l'archipel résiste au cours du temps comme aux rigueurs de
l'environnement : sous les ruptures spectaculaires qui
retiennent
l'attention d'observateurs superficiels Mariusz Wilk excelle
à
révéler les courants profonds qui traversent et
animent
la société russe — avec une remarquable
statibiliité au fil des siècles.
Fruit du regard
distancié d'un observateur enraciné, «
Le journal
d'un loup » fait entendre une polyphonie où
s'exprime un ici 4 et un ailleurs inextricablement
imbriqués : « Ici ?
Là ? Pour Vylka 5,
ce sont les deux côtés d'un seul et même
chemin … » (p. 221).
1. |
«
Wilczy notes » pour l'édition originale.
Le titre
français joue sur le patronyme de l'auteur : en
polonais wilk
signifie loup ;
on devine en outre un discret mais évident hommage
à Gogol. |
2. |
« À Solovki, on voit la
Russie comme on voit la mer dans une goutte d'eau. »
— p. 19 |
3. |
« … un moujik ne vit pas
pareil sur sa terre qu'un étranger, voilà
tout. » — p. 193 |
4. |
«
Après un séjour d'un mois en Pologne et en
France, je
suis rentré chez moi, à la pointe du
Hareng. »
— p. 70 |
5. |
«
Tyko Vilka (1882-1960), chasseur, conteur, chaman selon certains,
artiste peintre original … »
— p. 220 |
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EXTRAIT |
Les thèmes du miroir et du labyrinthe sont
intimement
présents dans la trame de l'histoire des Solovki depuis
l'aube
de cette histoire, et ils ont des liens indissolubles avec
l'idée de la mort. Les plus anciennes traces de l'homme sur
l'archipel des Solovki, les labyrinthes de pierres des Saams (IIe ou Ier
millénaire avant notre ère), ne sont pas autre
chose que les vestiges d'une tropa,
d'un chemin qui mène dans l'autre monde, lequel est,
d'après les croyances saames, le reflet de celui-ci, telle
une
image réfléchie dans un miroir où
l'endroit
devient l'envers. Dans la mythologie des Saams, l'archipel,
à
l'ouest du continent, était à mi-chemin de la
tombe.
C'est la raison pour laquelle ils enterraient leurs morts ici, en
particulier les chamans et les chefs, et construisaient des labyrinthes
de pierres pour empêcher les âmes des
défunts de
revenir dans le monde des vivants … Les moines
orthodoxes
appelaient les constructions saames des
« babylones » car ils y voyaient
un symbole des
égarements de l'homme dans les replis du
péché ; aussi
élevèrent-ils
eux-mêmes de hautes murailles de pierre pour qu'elles
évoquent les péchés qu'ils laissaient
derrière eux. Ils pensaient que le monde auquel ils avaient
renoncé était à l'origine de la mort
spirituelle
de l'homme ; la mort du corps, elle — que
selon leurs
dires il ne faut jamais oublier —, devait
être le
commencement de la vie éternelle. Bref, ils mouraient de
leur
vivant pour revivre après leur mort …
Ensuite, il y
a eu le SLON et son labyrinthe de barbelés. La
réalité soviétique a
grimacé dans le miroir
des Solovki, et la frontière entre ce monde et
l'au-delà
a disparu … Aujourd'hui, à la fin du
deuxième
millénaire de notre ère, les insulaires ramassent
les
débris de ces miroirs et cherchent une issue.
☐ pp. 167-168 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- Mariusz
Wilk,
« Wilczy notes », Gdańsk : Słowo/obraz
terytoria (Pasaże), 1998
|
- Mariusz
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Kraków :
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« Portage »
traduit du polonais par Robert Bourgeois, Paris : Noir sur
blanc,
2010
|
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|
bibliographie
des îles Solovki (en russe) |
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mise-à-jour : 27 juillet 2020 |
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