Bagne rouge :
souvenirs d'une prisonnière aux pays des Soviets / [Iulia
Danzas]. - Juvizy : Éd. du Cerf, 1935. -
57 p. ; 19 cm. - (Istina, Centre dominicain
d'études russes).
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Dans L'Archipel du
Goulag, Soljenitsyne qualifie le camp des îles
Solovki 1 de
“ mère du
goulag ” ; c'est en effet dans ces
îles au rayonnant passé spirituel que fut
institué le premier camp de détention et de
travail spécifiquement destiné aux opposants ou
supposés tels du régime soviétique.
La relation de Iulia Danzas a
perdu de son actualité. Il faut donc rappeler la date de
publication — 1935 — pour en mesurer la
portée … et renouveler une interrogation
cruciale sur les raisons de l'indifférence dans lequel il a
été accueilli 2 ; ce n'était
pourtant pas le premier témoignage précis sur les
camps de déportation soviétiques (cf. ci-dessous,
complément bibliographique).
Tout, et souvent le pire, est
dit ici sans emphase et comme sans émotion, avec le souci
constant de décrire : les lieux, l'organisation,
les conditions de vie et de travail, les violences et l'humiliation,
les rapports avec le personnel pénitentiaire et les autres
détenus, le climat, l'écoulement du
temps, … En de très rares occasions, une
note plus frémissante semble échapper
à l'auteur : à deux reprises elle parle
de “ l'île de
torture ”, mais, le plus souvent, c'est avec une
étonnante retenue que sont relatées les
souffrances vécues ou côtoyées pendant
huit ans soumis à un régime terrifiant.
1. |
Dans la terminologie officielle, SLON ou
Solovetsky Lager' Osobogo Naznachenia. |
2. |
Le
récit est d'une grande discrétion quant
à la
personnalité de l'auteur : on y apprend seulement
qu'elle
était catholique et, avant son arrestation, membre du
“ Comité des Dames patronesses des lieux
de
détention ” ; il n'est pas
impossible que
certains aient tiré prétexte de ces
précisions
pour tenter de disqualifier son témoignage. De
même, le
Centre dominicain d'études russes qui a publié le
texte
affichait clairement des objectifs militants :
“ coopérer au triomphe de la foi sur le
matérialisme marxiste ” et
“ promouvoir le
retour de l'orthodoxie russe à l'Unité
catholique ”. |
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EXTRAIT |
Solovki est une grande île (environ
soixante kilomètres de long sur quarante de
large) ; il y a autour tout un archipel de petites
îles sur lesquelles sont disposés les petits
« camps », peuplés de
quelques centaines de prisonniers ; l'île d'Anser,
plus grande, en contient deux ou trois mille, mais la grande masse des
prisonniers se concentre sur l'île principale, la
« grande île Solovki »,
où le « camp » occupe
l'emplacement et les constructions de l'ancien couvent, autrefois
célèbre en Russie (il datait du XVe
siècle). Le couvent, au temps de sa
prospérité, comptait environ un millier de moines
et de « serviteurs
bénévoles » [...].
Actuellement, le nombre des prisonniers était en moyenne de
quinze mille et souvent bien plus, dépassant parfois vingt
mille. C'est assez dire qu'on était fort à
l'étroit.
Les bâtiments principaux de l'ancien
couvent étaient entourés d'une énorme
enceinte de pierre ; c'était autrefois une fortesse
qui soutint deux sièges célèbres dans
l'histoire de Russie. C'est cette forteresse, le
« Kremlin », qui forme la partie
principale du camp des prisonniers ; tous les
bâtiments de l'ancien couvent et les nombreuses
églises et chapelles son transformés en casernes,
avec des nary 1 à deux ou trois étages. En
dehors du Kremlin, autour de la petite rade, étaient
disposées les hôtelleries pour
pèlerins, dont le plus grande est maintenant le
siège de l'administration de l'île, une autre sert
de caserne pour les prisonnières.
Au-delà de ce petit centre
surpeuplé, le reste de l'île est à peu
près inculte et couvert de forêts, où
se trouvaient autrefois des retraites d'ermites ; la
côté était parsemée de
petites pêcheries. Tous ces points sont actuellement de
petites sections du camp, avec quelques centaines de prisonniers
employés à divers travaux. Les moines avaient
tracé autrefois de bonnes routes à travers la
forêt pour relier ces différents points au
Kremlin ; l'entretien de ces routes fait maintenant partie du
travail des prisonniers, mais le travail principal est l'exploitation
des forêts.
Quant à la pêche, qui est une
des sources de revenu de l'île, on n'y emploie pas les
« politiques » par crainte
d'évasions, puisque la seule voie d'évasion est
par mer si l'on peut se procurer une barque ; aussi toutes les
barques sont l'objet d'une surveillance spéciale, et les
pêcheurs sont recrutés parmi les criminels de
droit commun, qui doivent avoir mérité la
confiance du G.P.U.
Ce sont aussi des criminels de droit commun qui
forment les geôliers et la garde militaire de l'île
[…]. Inutile de dire qu'ils rivalisent de
brutalité envers les autres prisonniers pour
démontrer leur zèle et obtenir les
récompenses promises, en particulier la réduction
de leur détention.
☐ pp. 24-26
1. |
Faux
planchers superposés sur lesquels s'entassaient les
prisonniers pour dormir. |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Red
gaols : a woman's experiences in Russian
prisons »,
London : Burns, Oates and Washbourne, 1935
- « Bagne rouge : souvenirs d'une prisonnière au pays des Soviets » in Michel Niqueux, Julia Danzas (1879-1942) : de la cour impériale au bagne rouge, Genève : Éd. des Syrtes, 2020 [pp. 252-285]
|
- Michel
Niqueux, « Julia Danzas (1879-1942) : de
la cour impériale au bagne rouge »,
Genève : Éd. des Syrtes, 2020
|
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bibliographie
des îles Solovki (en russe) |
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mise-à-jour : 28 décembre 2020 |
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