Pyramiden,
portrait d'une utopie abandonnée / Kjartan
Fløgstad ; trad. du
néo-norvégien par
Céline Romand-Monnier ; photographies de Marc de
Gouvenain.
- Arles : Actes sud, 2009. - 164 p. :
ill. ;
22 cm.
ISBN
978-2-7427-8271-0
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Tout
en haut, près du pôle Nord, la ville
minière de
Pyramiden est construite comme une expression tardive du plan russe et
de l'avant-gardisme utopique. Et c'est bien ainsi qu'elle se
présente aujourd'hui. A la différence
près qu'elle
est abandonnée, ses mines fermées, ses
bâtiments
vides.
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p. 12 |
A
79° de latitude nord, abritée au pied de la montagne
qui lui
a donné son nom, la petite ville minière
soviétique de Pyramiden au Spitzberg (l'île
principale du
Svalbard) pourrait avoir été conçue
par un
disciple d'Hippodamos ; on y trouvait réunis, pour
une
population qui n'a guère dépassé deux
milliers
d'habitants, un palais de la culture, une bibliothèque
où
figuraient les œuvres complètes de
Lénine mais
également de Dostoïevski, Gogol ou Pouchkine, un
musée, un hôpital, un centre sportif et une
piscine, une
école, un jardin d'enfants, un hôtel, des
serres … Tous ces édifices
étaient
conçus et réalisés avec soin. On
trouvait encore
à Pyramiden de l'herbe — le célèbre
« gazon russe » —,
qui « ne se contentait pas d'être plus
verte, elle
était aussi la seule de tout le
Svalbard ». Or quand
Kjartan Fløgstad
évoque Pyramiden devant un membre de l'Académie
des
sciences russes, il s'entend répondre :
« Vous
avez été surpris par Pyramiden ? Alors
vous auriez
dû voir Vorkouta ! » Sinistre
écho :
Vorkouta, autre cité minière au nord du continent
(République des Komis), fut un
goulag dont le « seul nom glace l'échine
de ceux qui
ont grandi en Union soviétique »,
évoquant
« barbelés, miradors, toundra,
commissaire, balle
dans la nuque, … ».
L'exploitation
du charbon justifiait l'existence de Pyramiden, une aventure qui prend
son essor au lendemain de la Seconde guerre mondiale et qui se
poursuivit un temps après la chute de l'Union
soviétique
en 1991. La production cesse en 1998 et les derniers habitants quittent
la cité idéale en octobre de cette même
année. Durant un demi-siècle, les mineurs
« privilégiés »
de Pyramiden se
sont échinés à épuiser la
ressource au prix
de pertes impossibles à évaluer :
l'histoire des
mines du Svalbard est marquée par une série de
catastrophes qui ne cessent de hanter les
mémoires — « pouvons-nous
parler d'un
accident mortel pour cent mille tonnes de charbon
extrait ? »
Mais le
livre de Kjartan Fløgstad ne se
referme pas sur ce bilan rétrospectif, aussi accablant
soit-il. Un épilogue
en forme de farce évoque l'avenir — en
2017,
au-delà de l'épuisement des filons. Tourisme,
divertissement, spéculation financière :
seules
alternatives pour la survie d'un territoire vidé de ses
ressources naturelles ? L'horizon s'élargit bien
au-delà de Pyramiden et du Svalbard.
« Est-ce la fin
du début ou le début de la fin ? Ou
" la fin de
la fin " elle-même comme dit
Derrida ? »
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EXTRAIT |
La pensée utopique cherche à s'extraire
du cercle
des choses et objets qui nous entourent, à
dépasser
l'horizon, à faire sauter l'horizon du temps et de l'espace.
Cette pensée repose telle une dalle fondatrice
idéologique sous la ville minière de Pyramiden au
Svalbard. L'historien Eric Hobsbawm a qualifié le court XXe
siècle, de la révolution bolchevique de 1917
à la
chute de l'Union soviétique en 1991, d'âge des
extrêmes (et non pas d'âge de
l'extrémisme, titre
malheureusement choisi pour l'édition norvégienne
de The Age of
Extremes).
Peut-on concevoir chose plus extrême qu'une ville
idéale
utopique à 79 degrés de latitude nord, dans le
froid
polaire, la glace et l'obscurité ? Cet avant-poste
septentrional de l'industrialisme et de la modernité a
été établi dans un âge
extrême, mais
aussi dans une région extrême du monde, dans un
climat
extrême, dans des conditions naturelles extrêmes.
Il est
peu d'endroits où l'expression polarisation soit plus
appropriée, y compris d'un point de vue politique, que
là-haut, au-dessous du pôle Nord, ou dans
l'Antarctique,
d'ailleurs :
Le
22 janvier 2007, une dépêche de NTB annonce
l'arrivée d'une expédition britannico-canadienne
au point
de l'Antarctique le plus éloigné des
côtes. Ce
point se trouve à 3 725 mètres
d'altitude sur le
continent le plus froid du globe. En approchant, les membres de
l'expédition virent une tache noire sur l'horizon.
Bientôt
ils distinguèrent une statue et en l'atteignant le 19
janvier,
ils reconnurent les traits sévères et
idéalisés du visage de Vladimir
Lénine. Le
monument avait été érigé
par un groupe
d'explorateurs polaires soviétiques arrivés
là en
1958.
Pyramiden au Svalbard n'abrite pas seulement
un buste de Lénine, elle demeure comme un monument collectif
à la mémoire de la société
soviétique des Lénine, Staline, Khrouchtchev et
Kossyguine.
Au
début de l'ère soviétique,
avant-gardistes et
constructivistes essayèrent de mener à bien une
réorganisation politique, mais aussi
esthético-politique
de la société. Sa première pierre a
beau n'avoir
été posée qu'après la
Seconde Guerre
mondiale, Pyramiden au fond de l'Isfjord au Svalbard est un
musée abandonné des débuts de
l'avant-garde, telle
qu'elle se présentait dans ses formes sociales et
architecturales. L'art ne devait pas refléter la vie, mais
l'organiser, jusqu'au moindre détail, en une
société idéale utopique. Dans le
climat froid de
Pyramiden, il nous est donné de voir les
stéréotypes de l'utopisme d'hier figés
dans les
constructions et les intérieurs abandonnés. Les
avant-gardistes estimaient que pour accéder à la
nouvelle
idéologie, la transformation de la conscience devait se
faire
par des modifications des fondations matérielles, de
l'inconscient et des conditions de vie physiques. Boris Groys parle du
fait que la foi dans le progrès technologique nous rend
prisonniers du temps où ce progrès a eu lieu.
Dit
d'une autre façon, cela tombe bien que l'âge des
extrêmes s'achève en 1998, dans cette Pyramiden,
aussi
loin au nord et aussi profond que l'on puisse aller, dans les
conditions de vie les plus extrêmes concevables. Le
musée
de l'utopie s'y trouve, attendant qu'on le visite, à trois
heures de bateau des gens, au fond du fjord qui part de Longyearbyen,
mais il n'est ouvert que l'espace de quelques brefs mois
d'été, puis le froid et la glace et
l'obscurité se
referment de nouveau sur Pyramiden.
☐ pp. 82-84 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Pyramiden :
portrett av ein forlaten utopi », Oslo :
Spartacus, 2007
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mise-à-jour
: 8 décembre 2016 |
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