FRANÇOIS BOGLIOLO : […]
Du 30 décembre 1920 au
10 août 1921 Le Messager publie un feuilleton, au
titre façon mi-roman balzacien mi-thèse sorbonnarde,
« Nos criminels dans les bagnes d'outre-mer. Études
physiologiques et psychologiques sur les condamnés et
le bagne en Nouvelle-Calédonie » ; son
lecteur pacifique pouvait craindre le pire. Le Messager
propose le texte en prime, sans nom d'auteur, « ouvrage
INÉDIT, remarquablement documenté et coloré,
qui nous a été aimablement communiqué par
un de nos concitoyens. » Comment rendre un service
secret à Nouméa …
L'auteur, pour sa part, ne se
dérobe pas, il prévient dès les premières
lignes : « Pendant plus de trente ans, nous avons
vécu en contact avec des criminels de toute catégorie,
de tous âges et de toute condition. » Puis il
rappelle par le menu le chemin qui mène à la chute
et au bagne … […] Difficile de ne pas penser à
un forçat. À un forçat qui, prétendant
écrire « sous le voile de l'anonymat »,
révélait une destinée si mouvementée
que toute l'île Nou et la Grande Terre savaient exactement
de qui il retournait : sous le personnage Alphonse Daufelt
ne se dissimule guère le matricule 1275, Jean-Baptiste
Delfaut. De ce Daufelt que l'auteur évoque en utilisant
un il distant, seul Delfaut pouvait au bagne en écrire
les jours.
Delfaut condamné aux travaux
forcés débarqua fin 1867 à l'île Nou.
Les confirmations sur la personne ne manquent pas. C'est que
Delfaut défraya la chronique nouméenne, les journaux
en firent leurs titres en 1883-1884, l'époque chère
de Pallu, Pallu de la Barrière, gouverneur de la Nouvelle-Calédonie
et apôtre de la régénération des transportés.
[…]
Avec Delfaut-Daufelt un forçat
écrit, qui laisse des images traditionnelles du bagne,
nous disons horribles autant que symboliques ; en surimpression
sa plume s'aventure dans le domaine de la réflexion. Voix
pathétique, voix mesquine, avec ses silences, ses amplifications.
Criminel (qui le nie ?) mais surtout bâtisseur, car
chez Daufelt il y a une ambition et un monde colonial aux hiérarchies
jalouses. Il parle sans cesse d'une Calédonie qu'il fonda :
cet homme eut sur le tard des projets de construire et d'écrire.
Il se voulut fils de ses œuvres et revendiqua son droit de premier
ouvrier ; revendication obsédante.
[…]
Daufelt, du fond de « l'ignoble
sentine », écrivit une œuvre imparfaite, brisée,
très humaine en somme. Le texte se prétendait plaidoyer ;
il en sort un roman.
L'humanité de l'île
Nou, où vibrent la vie et l'espérance …
ce destin raté, quelle découverte !
☐ Préface, pp. 5-7
|
ERIC FOUGÈRE : Le récit de captivité
relève à la fois d'une tradition (celle des « vies
criminelles », où le coupable prend la parole
avec une grandiloquence outrée, rappelle les principaux
évènements de sa triste existence, avant d'appeler
la pitié sur son sort au moment de rendre l'âme),
et, dans le cas du transporté Delfaut, d'un dédoublement
de personnalité (Delfaut faussaire / Daufelt instructeur).
Un tel dédoublement va de pair avec une distanciation,
du narrateur à la troisième personne, mais aussi
du bagne, appréhendé tantôt du point de vue
historique, tantôt du point de vue polémique, tantôt
du point de vue documentaire. Dans la jungle d'une écriture
brouillonne et d'un milieu délétère, l'écrivain-forçat
trace une voie sinueuse où l'on ne sait plus distinguer
s'il parle en plaideur de sa cause ou en inquisiteur d'une foi
pénitentiaire. L'identité se brouille au fil d'un
destin qui s'efface. Le transporté disparaît comme
une ombre à la lumière trop crue du bagne.
☐ « Le
grand livre du bagne : en Guyane et Nouvelle-Calédonie »,
Sainte Clotilde (La Réunion) : Éd. Orphie,
2002 (p. 164)
|