La
Tempête / William Shakespeare ; traduction et notes
de
François-Victor Hugo ; préface de Pierre
Iselin. -
Paris : RBA France, Le Monde, 2015. -
197 p. ;
23 cm. - (Œuvres complètes : Les
Féeries,
II).
ISBN
978-2-8237-0267-5
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La
traduction de l'œuvre de Shakespeare par
François-Victor
Hugo (1859-1866) a accompagné des
générations de lecteurs
français ;
André Gide appréciait sa
fidélité, gage
d'une “ compréhension minutieuse du texte
anglais ”. Aujourd'hui encore, cette traduction se
distingue
par sa cohérence, fondée sur une approche globale
de
l'œuvre et garantit une distance bienvenue par rapport aux
flux
et reflux des tentatives de
“ re-lecture ”
dictées par l'air du temps. La médaille a
pourtant son
revers, que la présente réédition met
en
lumière ; c'est le cas de l'appareil des notes
établies par le traducteur — notes peu
nombreuses
mais souvent interminablement développées et dont
certaines peuvent sembler oiseuses voire contestables.
Mais ce
généreux désordre permet
d'heureuses
trouvailles. Quand François-Victor Hugo
révèle un
emprunt de Shakespeare à Montaigne, il ne se borne pas
à
le signaler et cite largement le passage concerné
des Essais
ce qui permet un parallèle immédiat entre les
deux
textes. Suit une ironique confrontation entre
“ l'utopiste
des Essais ”
et “ l'utopiste de Comme il vous plaira ” :
“ Plus j'y réfléchis, moins je
suis
étonné que Shakespeare ait mis dans la bouche
d'un de ses
personnages les plus honnêtes et les meilleurs une partie de
cet
éloquent plaidoyer de Montaigne en faveur de la
société sauvage ”.
Porte-parole
d'une aspiration utopique, Gonzalo est présenté
par
Shakespeare comme un “ vieux conseiller
honnête ”. Alonso, Sébastien et
Antonio
raillent les extravagances et contradictions de son projet
— comme le veulent les règles implicites
du discours
utopisant qui, s'il est porteur d'interrogations cruciales, ne peut se
soustraire à l'examen critique.
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EXTRAIT |
GONZALO, à ALONSO
Si j'avais la colonisation de cette île,
mon seigneur …
ANTONIO,
à
SÉBASTIEN
Il y
sèmerait des orties.
SÉBASTIEN
Des
bardanes ou des mauves.
GONZALO, à ALONSO
Et, si
j'en étais le roi, savez-vous ce que je ferais ?
SÉBASTIEN,
à
ANTONIO
Il
esquiverait l'ivresse, faute de vin.
GONZALO, à ALONSO
Dans
ma république, je ferais au rebours de toute
chose : aucune
espèce de trafic ne serait permise par moi. Nul nom de
magistrat, nulle connaissance des lettres, ni richesse, ni
pauvreté, nul usage de service ; nul contrat, nulle
succession ; pas de bornes, pas d'enclos, pas de champ
labouré, pas de vignobles. Nul usage de métal, de
blé, de vin, ni d'huile. Nulle occupation : tous
les hommes
désœuvrés, tous ! Et les
femmes aussi !
mais elles, innocentes et pures ! Point de
souveraineté …
SÉBASTIEN,
à
ANTONIO
Et
cependant il en serait le roi.
ANTONIO
La
conclusion de sa république en oublie le
préambule.
GONZALO
Tout
en commun ! la nature produirait sans sueur ni effort. Je
n'aurais
ni trahison, ni félonie, ni épée, ni
pique, ni
couteau, ni mousquet, ni besoin d'aucun engin. Mais ce serait la nature
qui produirait par sa propre fécondité tout
à
foison, tout en abondance pour nourrir mon peuple innocent.
SÉBASTIEN,
à
ANTONIO
Pas de
mariage parmi ses sujets ?
ANTONIO
Non, mon
cher. Tous fainéants ! putains et
chenapans !
GONZALO, à ALONSO
Je
gouvernerais avec une telle perfection, seigneur, que l'âge
d'or serait dépassé.
SÉBASTIEN
Dieu garde
sa majesté !
ANTONIO
Vive
Gonzalo !
☐ Acte II,
Scène I, pp. 49-50 |
Note
de François-Victor Hugo (pp. 154-155)
Voici
certainement un des faits les plus curieux de l'histoire
littéraire : Shakespeare traduisant
Montaigne ! Ouvrez
les Essais, et
lisez, dans les premiers livres, l'admirable chapitre
intitulé : DES
CANNIBALES.
Montaigne veut donner aux Français du seizième
siècle une leçon de modestie, et leur prouver que
les
peuples primitifs de l'Amérique, qualifiés par
ceux-ci de
sauvages, sont, après tout, beaucoup plus
civilisés
qu'eux […].
Après
ce préambule, Montaigne fait de l'état social du
peuple
américain une description que Shakespeare reproduit presque
mot
pour mot :
“ C'est
une nation en laquelle il n'y a aucune
espèce de
traficque, nulle cognoissance de lettres, nulle science
de nombres, nul nom de
magistrat ny de supériorité
politique, nul usage de
service, de richesse ou de pauvreté, nuls contrats, nulles
successions, nuls partages, nulles occupations qu'oisives, nul
respect de parenté que commun, nuls vêtements,
nulle agriculture, nul
métal, nul usage de vin ou de bled :
les paroles mesmes qui signifient le mensonge, la trahison, la
dissimulation, l'avarice, l'envie, la détraction, le pardon,
inouyes. Combien Platon trouveroit la république qu'il a
imaginée, esloignée de cette
perfection ! ”
On
le voit, c'est presque dans les mêmes termes que Montaigne et
le
bon Gonzalo expriment leur enthousiasme. Et le philosophe
français doit prendre sa bonne part des railleries dont
Antonio
et Sébastien accablent l'honnête conseiller
napolitain. |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- «
The Tempest », in Comedies,
Histories, & Tragedies, London : Isaac Iaggard,
and Ed. Blount, 1623
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- «
La Tempête » trad. par Dorothée
Zumstein, Paris : Nouvelles éditions Place, 2017
- «
La Tempête » texte établi par
Gisèle Venet,
traduit par Jean-Michel Déprats,
présenté et annoté par Margaret
Jones-Davies, in Œuvres
complètes vol. 7, Paris :
Gallimard (La
Pléiade), 2016
- « La
Tempête » éd. bilingue, trad.
de Pierre Leyris, préface de J.D. Jump, Paris :
Flammarion (GF, 668), 2014
- « La
Tempête » éd. et traduction de
François
Laroque, Paris : Librairie générale
française
(Le Livre de poche, 31267), 2011
- «
La Tempête » trad. de Jean-Michel
Déprats, Montreuil : Éd.
Théâtrales (Des
Classiques), 2007
- «
La Tempête » trad. de l'anglais par
André
Markowicz, Besançon : Les Solitaires intempestifs (Traductions du XXIe
siècle), 2004
- « La
Tempête » éd. bilingue,
préface, traduction et note d'Yves Bonnefoy,
Paris : Gallimard (Folio théâtre, 43),
1997
- « La Tempête »
in Œuvres
complètes tome XII, éd. bilingue
sous la dir. de Pierre Leyris et Henri Evans, Paris : Le Club
français du livre, 1968
|
- W. H. Auden,
« The sea and the
mirror : a commentary on Shakespeare's The Tempest »,
Princeton : Princeton university press, 2003
- W. H. Auden,
« La mer et le
miroir, commentaire de La
Tempête de Shakespeare »
éd. bilingue, Paris : Le Bruit du temps, 2009
- Aimé
Césaire, « Une
tempête », Paris :
Seuil (Points, 344), 1997
- Marie-Thérère
Jones-Davies (éd.), « Shakespeare :
cosmopolitisme et insularité »,
Paris : Les Belles lettres, 1994
- Jean-Michel
Racault, « Insularité,
théâtralité et pouvoir dans La Tempête de
Shakespeare », in Robinson
& compagnie : aspects de l'insularité
politique de Thomas Moore à Michel Tournier, Paris :
Petra (Des îles), 2010
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mise-à-jour : 2
janvier 2018 |
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