Au XVI^e siècle, la connaissance géographique s'enrichissait quotidiennement de découvertes qui parfois validaient d'anciennes intuitions, parfois ouvraient des espaces nouveaux à la curiosité, à l'ingéniosité ou à la cupidité des occidentaux ; fragiles, ces avancées pouvaient être plus ou moins rapidement, confirmées, corrigées ou réfutées. La ligne de démarcation entre « utopie » et « nouveau monde » était donc plus que diffuse. On ne peut plus, aujourd'hui, relire les textes de cette époque (fabulations avouées ou non, récits d'aventures vécues, …) sous l'éclairage des connaissances et des préjugés d'alors. Le pittoresque y perd toujours ; la portée de certains textes s'en trouve réduite, détournée ou rafraîchie.

Plus avisé que nombre de ses contemporains, Montaigne était sensible à cette incertitude. Au chapitre Des Cannibales, il ne croit pas que l'Atlantide « soit ce monde nouveau que nous venons de découvrir » — l'Amérique, dont on ignore alors si c'est une île ou, au contraire, un continent jouxtant l'Inde orientale d'une part, les deux pôles d'autre part.

Entraîné par son sujet, Montaigne évoque un « petit livret » attribué à Aristote où les lecteurs de l'époque restaient confrontés à leurs doutes :

« [Aristote raconte] que certains Carthaginois, s'étant jetés au travers de la mer Atlantique, hors le détroit de Gibraltar, et navigué longtemps, avaient découvert enfin une grande île fertile, toute revêtue de bois et arrosée de grandes et profondes rivières, fort éloignée de toutes terres fermes ; et qu'eux, et autres depuis, attirés par la bonté et fertilité du terroir, s'y en allèrent avec leurs femmes et enfants, et commencèrent à s'y habituer. Les seigneurs de Carthage, voyant que leur pays se dépeuplait peu à peu, firent défense expresse, sur peine de mort, que nul n'eût plus à aller là, et en chassèrent ces nouveaux habitants, craignant, à ce que l'on dit, que par succession de temps ils ne vinssent à multiplier tellement qu'ils les supplantassent eux-mêmes et ruinassent leur État. »