Île Grande /
Jean-Pierre Le Dantec. - Brest : éditions
dialogues, 2012. - 147 p. ; 21 cm.
ISBN
978-2-918135-56-2
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… quelque
chose de lui m'échappera toujours, derrière son
visage il
y a, profond, profond, cette tache de lumière en forme
d'appel,
mais tout autour, lourdes, lourdes, lourdes, des épaisseurs
de
nuit.
☐
p. 61 |
Au cœur de la
Côte de granit rose, entre Trébeurden et
Trégastel, l'Île Grande s'étend sur
environ 200
hectares ; îles et îlots 1
l'entourent, mais depuis 1891 un pont la relie au continent. C'est
là qu'au printemps 1896, Joseph Conrad et Jessie qu'il vient
d'épouser s'installent pour quelques mois de repos,
d'écriture et de navigation à la voile au plus
près des cailloux 2.
Jean-Pierre
Le Dantec, qui a vécu un temps sur l'Île Grande,
saisit
l'épisode pour approfondir une réflexion sur
Conrad et son besoin d'écrire. Le roman qu'il
propose (publié une première fois il y a plus de
vingt
ans) s'affranchit délibérément des
contraintes
rigides de la biographie et du réalisme pour mieux
éclairer, si possible, les forces qui sous-tendent
l'œuvre
de Conrad — et, en premier lieu, ce qui
“ l'avait décidé à
devenir un
écrivain professionnel ” 3
(p. 30).
Dans
cet exercice de relecture, le séjour à
l'Île Grande
— en dépit du siècle
écoulé — fait office de
révélateur. La confrontation avec la mer, la
gravité de
l'île qui parfois semble se refermer sur ses hôtes
jusqu'à les emprisonner, entrent en résonance
avec la
tâche qui n'avait cessé de requérir
toute
l'énergie de Joseph Conrad 4.
Et le roman de Jean-Pierre Le Dantec, trouve sa voie
— loin
du fragment biographique romancé, dans une
disponibilité
à accueillir des mots
neufs : “ sur quelle mer
impossible à dire
naviguait-il, qui
tant le tourmentait, sur quel bateau et vers quelle
île ? ” (p. 125).
1. |
Aganton,
île d'Aval (où certains voient la tombe du roi
Arthur), le
Corbeau, île Fougère, île aux Herbes,
île
Losquet, île du Renard, … |
2. | Informations complémentaires : Joseph Conrad à Lannion et l'Île Grande, 14 août 2003 [en ligne] |
3. |
“ La
folie Almayer ” (“ Almayer's
folly ”),
premier livre de Conrad est publié en 1895, et c'est en 1896
que
l'auteur renonce à un métier qu'il
exerçait depuis
plus de vingt ans. |
4. |
Pendant
son séjour à l'Île Grande Conrad a
entrepris la
rédaction de “ La
rescousse ”
(“ The rescue ”) qui ne sera
publié qu'en
1920. |
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EXTRAIT |
Les
Conrad reviennent d'une promenade en mer, coupant par le Dour Linn. Ils
ont invité Milo et sa famille à venir les
rejoindre, afin
de déguster les maquereaux qu'ils ont promis de faire
griller
sur des braises de genêt. Jessie est fière, Conrad
enfin
détendu. ll a décidé de boire du cidre
et du lambig.
Ni l'un ni l'autre ne s'interroge plus sur le fait
de savoir pourquoi ils ont choisi cette île.
(Moi
si : je ne comprends pas. Je regarde la pluie tomber par la
fenêtre, me disant que j'avais de fortes raisons de revenir
sur
l'île. D'espérer y trouver refuge après
avoir
brûlé mes anciennes idoles. Mais Conrad ?
J'ai relu
hier au soir les Îles d'Aran
de Synge.
« Chaque
objet, dans ces îles, a un caractère presque
personnel
(…) et, comme ils sont faits de matériaux communs
ici,
mais jusqu'à un certain point particuliers à
l'île,
ils semblent tisser un lien naturel entre les gens et le monde qui les
entoure. »
Un lien
naturel …
Le visiteur devait en sentir la présence, aussi fortement
qu'aux
îles d'Aran, sur Île-Grande en 1896. Les objets y
étaient aussi bruts. Les hommes portaient encore,
fixée
à leur chapeau, la cuillère de bois qu'ils
avaient
eux-mêmes taillée, et s'en servaient pour manger
la
bouillie d'avoine. Quant à la toile où
étaient
taillés leurs draps et les voiles de leurs barques, elle
avait
été tissée par les femmes à
partir du lin
rouissant, l'été durant sur le Dour Linn.
Il
n'empêche. J'ai peine à croire que ce soit une
quête
de cet ordre, celle d'un
« primitivisme »
esthético-philosophique, qui ait attiré Conrad
sur
Île-Grande. Certes, le goût de l'époque
était
aux Immémoriaux :
Gauguin
les avait cherchés à Pont-Aven puis à
Tahiti ; Stevenson
les avait poursuivis en Californie et aux Samoas ;
Synge les
découvrirait bientôt, sur les conseils de Yeats,
à
Inishmore et Inishmein, avant que Segalen
en produise l'ethnologie, et la théorie
littéraire. Mais
cette préoccupation semble absente chez Conrad. Nulle
fascination dans ses livres, pour l'avant-Occident qu'il
découvre en Orient et au Congo. Et moins encore de mirage
d'un
Éden perdu. Seulement un vertige auquel succombent ses
personnages. Non qu'ils aient jamais été
possédés par l'illusion de retrouver leurs
racines dans
une mémoire
« sauvage » qu'auraient
conservée les peuples
« primitifs », mais
parce qu'un destin obscur les a poussés aux franges de leur
monde et que le trouble de l'échec les a
emprisonnés.
Si
donc le regard que pose Conrad sur les
« indigènes »
d'Afrique ou de Malaisie est
le plus souvent compréhensif, on chercherait en vain sous sa
plume une apologie des mœurs ancestrales, pas plus qu'une
défense de la mission prétendument civilisatrice
de
l'Occident. Au contraire. Ce qui l'obsède, c'est
l'accouplement
monstrueux de deux barbaries. Celle, archaïque et cruelle, des
peuples autochtones ; et celle, aussi terrifiante sous ses
vêtements policés, dont la volonté de
puissance
pourrit aux « avant-postes du
progrès ».
Telle est l'horreur moderne, la saleté cachée qui
est
l'universelle vérité des hommes. Aucune issue,
nulle
échappatoire. Rien que
l'agénésie dans
laquelle s'englue Almeyer, le désir d'omnipotence dans
lequel
s'englue Kurtz, la servitude volontaire qui avilit les vaincus, le
ressentiment qui taraude les fanatiques, et la violence sourde,
née de peurs symétriques, qu'aucune raison ne
saurait
contenir.)
☐ pp. 97-99
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- Jean-Pierre
Le Dantec, « Île
Grande : un
épisode de la vie ordinaire de Joseph
Conrad », Paris : La Table ronde, 1989
|
- Jessie
Conrad, « Joseph Conrad as I knew
him », London : William Heinemann, 1926
|
- Joseph
Conrad, « L'anarchiste », in Quintette, Paris :
Librairie générale française (Le Livre
de poche-Biblio, 68), 1989
- Joseph
Conrad, « Le
compagnon secret / The secret sharer »,
Paris : Gallimard (Folio bilingue, 127), 2005
- Joseph
Conrad, « Jeunesse »,
Paris : Gallimard (Folio, 3743), 2002
- Joseph
Conrad, « Karain :
un souvenir », Paris : Autrement,
1996
- Joseph
Conrad, « Le
Tremolino », in Le miroir de la mer, Paris :
Gallimard (Folio classique, 4760), 2008
- Joseph
Conrad, « Victoire »,
Paris : Autrement, 1996
- Joseph Conrad, « La folie Almayer », Paris : Autrement, 2021
- Joseph Conrad, « Lord
Jim », Paris : Librairie générale
française (Le Livre de poche - Biblio, 3437), 2007
|
- Maddalena
Rodriguez-Antoniotti, « Bleu
Conrad : Le destin méditerranéen de
Joseph Conrad », Ajaccio :
Albiana, 2007
- Josiane
Paccaud-Huguet et Claude Maisonnat (dir.), « Joseph
Conrad », Paris : L'Herne (Cahiers, 109),
2014
- Maya
Jasanoff, « Le monde selon Joseph Conrad »,
Paris :
Albin Miche,
2020
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mise-à-jour : 10 décembre 2021 |
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