Le
miroir de la mer / Joseph Conrad ; préface de
Björn
Larsson ; traduction de Pierre et Yane Lefranc ;
édition de Pierre Lefranc. - Paris : Gallimard,
2008. -
378 p. ; 18 cm. - (Folio classique, 4760).
ISBN
978-2-07-033670-8
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EVELYNE PIEILLER : […]
« Tribu
à la mer impérissabe, aux navires qui ne sont
plus, et
aux hommes simples qui ont eu leur temps », ce
récit
d'une passion, tout rêveur et zigzaguant,
célèbre,
d'anecdotes en détails, à la fois la paix
qu'apporte la
routine du travail et l'isolement, la joie que donne
« le
bel art », celui de manœuvrer un voilier
avec
« prestesse et
élégance », et la
transformation en personnages d'hommes parfois quelconques, mais qui,
sur mer, sous le ciel indifférent, face à ce qui
peut
toujours devenir une question de vie ou de mort, prennent une
densité saisissante. Il y a là une
simplicité
obstinée, qui se refuse au lyrisme de pacotille pour mieux
chanter à voix nue la
« créature
vivante » qu'est le navire, la pure
beauté des gestes
et des mots des marins. Conrad préfère
à
l'épopée et l'envolée le
prosaïsme technique
et la blague retenue, pas besoin de héros, tout est un
mélange de médiocrité et
d'efficacité
autrement fascinant. Et quand il met en scène un
épisode
de sa jeunesse hardie, où il conspire avec quelques
élégants amis pour remettre le roi d'Espagne sur
le
trône, ce n'est pas davantage une grande
« aventure » qu'il nous offre,
mais le
récit enthousiasmant et souriant d'un échec,
où se
concentre ce qui nourrit les rêves, un idéal
politique,
des liaisons amoureuses, le danger, le secret …
[…]
☐ La Quinzaine
littéraire, 976, 16-30 septembre 2008
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Célébration
joyeuse mais âprement exigeante de l'âge d'or de la
marine à voile, Le
miroir de la mer réunit
plusieurs textes écrits par Conrad aux approches de la
cinquantaine. Ces récits chantent la mer en exaltant les
vertus
simples de ceux
— navires et hommes — qui se
risquent à
l'affronter ; tous baignent dans une lumière
crépusculaire, comme si Conrad avait tenu à
recueillir
les derniers éclats d'un monde finissant, où se
fondaient
sa
propre vie et celle des grands voiliers à bord desquels il
avait
servi.
C'est en
janvier 1905, pendant un séjour à
Capri, que Conrad aurait entrepris la rédaction des deux
chapitres méditerranéens du recueil, La nursery du métier et Le
“ Tremolino ” ;
après avoir évoqué les longues routes
maritimes
reliant Londres aux mers du Sud, le récit se boucle sur un
rappel du premier contact de l'auteur avec la mer, là
précisément où s'est
dressée la figure
archétypique du marin, Ulysse dont les seules armes
étaient “ la ruse, la vigilance et
l'endurance ” (Pierre Lefranc, Notice, p. 311).
Le Tremolino,
“ un authentique enfant du Lac latin, tendu de deux
voiles
énormes évoquant les ailes pointues sur le corps
fuselé d'un oiseau de mer ”
(p. 240) est le bel
instrument d'un complot où s'expriment l'enthousiasme et
l'énergie de la jeunesse. Dans ce chapitre
mouvementé du Miroir
de la mer,
Conrad érige une stèle qui honore autant
“ le
petit bâtiment le plus crâne qui ait jamais
plongé
ses flancs dans l'écume rageuse ”
(p. 311) que
son capitaine, le “ toujours vigilant Dominique, le padrone ”
(p. 248), natif du Cap-Corse. Si le récit
mêle
allègrement souvenirs et fiction, dans des proportions
difficiles à évaluer, Dominique 1
Cervoni
est un personnage bien réel ; il a initié Conrad
au monde
de la mer ; tous deux ont navigué en
Méditerranée
et en Atlantique.
Une
quinzaine d'années après avoir écrit Le
“ Trémolino ”, Conrad
reprendra la mer, presque en touriste cette fois, pour rendre un
dernier hommage à son ami corse
décédé.
Dans « Bleu
Conrad », Maddalena Rodriguez-Antoniotti
relate cet ardent pélerinage.
1. |
Conrad écrit Dominic,
suivi par son premier traducteur, G.
Jean-Aubry ; Pierre et Yane Lefranc proposent ici Dominique
après consultation de la mairie de Luri en Haute-Corse
d'où était originaire Dominique André
Cervoni ; Maddalena Rodriguez-Antoniotti
préfère écrire Dumenicu. |
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EXTRAIT |
Et
Dominique Cervoni prend sa place dans ma mémoire aux
côtés du vagabond légendaire de la mer
des
merveilles et des terreurs, aux côtés de
l'aventurier
fatal et impie, à qui l'ombre évoquée
du devin
avait prédit qu'il voyagerait à
l'intérieur des
terres un aviron sur l'épaule, jusqu'au moment où
il
rencontrerait des hommes n'ayant jamais aperçu de navire ou
d'avirons. Il me semble que je les vois côte à
côte
dans le crépuscule d'une terre aride, possesseurs
infortunés du savoir secret de la mer, portant sur
l'épaule l'emblème de leur dure vocation,
entourés
d'hommes silencieux et curieux : tout comme moi, moi aussi,
qui ai
tourné le dos à la mer, je suis en train de
porter ces
quelques pages dans le crépuscule, avec l'espoir de trouver
dans
une vallée à l'intérieur des terres la
silencieuse
bienvenue de quelque auditeur patient.
☐ pp. 274-275 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « The
mirror of the sea : memories and
impressions »,
London : Methuen, 1906 ; New York : Harper,
1906
- « Le
miroir de la mer (souvenirs et impressions) »
traduction de
G. Jean-Aubry avec une introduction et des notes, Paris :
Gallimard, 1946
- « Le miroir
de la mer »
traduction de G. Jean-Aubry, Paris : Sillage, 2005
|
- « L'anarchiste »,
in Quintette, Paris :
Librairie générale française (Le Livre
de poche-Biblio, 68), 1989
- « Freya des Sept-Îles », Paris : Autrement, 1996
- « Karain : un
souvenir », Paris : Autrement,
1996
- « Victoire »,
Paris : Autrement, 1996
- « Jeunesse »,
Paris : Gallimard (Folio, 3743), 2002
- « Le compagnon
secret / The secret sharer »,
Paris : Gallimard (Folio bilingue, 127), 2005
- « Lord
Jim », Paris : Librairie générale
française (Le Livre de poche - Biblio, 3437), 2007
- « Souvenirs
personnels », Paris : Autrement, 2012
- « La folie Almayer », Paris : Autrement, 2021
|
- Maddalena
Rodriguez-Antoniotti, « Bleu Conrad : Le
destin
méditerranéen de Joseph Conrad »,
Ajaccio : Albiana, 2007
- Jean-Pierre
Le Dantec, « Île
Grande », Brest : Dialogues, 2012
- Josiane
Paccaud-Huguet et Claude Maisonnat (dir.), « Joseph
Conrad », Paris : L'Herne (Cahiers, 109),
2014
- Maya
Jasanoff, « Le monde selon Joseph Conrad »,
Paris :
Albin Miche,
2020
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mise-à-jour : 10 décembre 2021 |
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