La
Vénitienne et autres nouvelles / Vladimir Nabokov ;
traduction du russe de Bernard Kreise ; traduction de l'anglais,
établissement du texte et avant-propos de Gilles Barbedette. -
Paris : Gallimard, 1990. - 207 p. ; 21 cm. - (Du
Monde entier). ISBN 2-07-072183-3
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Après
une partie de tennis, et avant le dîner, le colonel fait admirer
à l'un de ses hôtes le portrait qu'il vient
d'acquérir — maintenant accroché dans la
grande galerie de son château : “ Le tableau
était vraiment beau. Luciani avait représenté une
beauté vénitienne de trois quart sur un fond noir et
chaud ”. Tout au long du récit, Nabokov, et ses cinq
personnages parleront de la Vénitienne pour
désigner l'œuvre et le modèle. On sait pourtant
que, si le peintre était originaire de Venise et un très
illustre maître de l'école artistique de la ville, le
tableau passe pour représenter Dorothée, une jeune Romaine, ce que Nabokov très bien informé ne pouvait ignorer.
Cette entorse constitue le premier jalon posé par l'auteur au seuil du labyrinthe où il convie ses lecteurs.
Venise comme unique fil conducteur ? Ce serait guider le lecteur vers une issue décevante. Nabokov multiplie les
évocations de la Vénitienne —
“ avec son front lisse, comme inondé par le reflet
mystérieux de quelque lune olive ”, cette
“ Vénitienne morte depuis
longtemps ” —, mais sans aller au-delà dans la caractérisation, sinon pour
souligner une troublante ressemblance avec Maureen, seule femme du
groupe qui, par effet de miroir, endosse
l'identité du modèle de Sebastiano del Piombo :
“ la véritable Maureen vénitienne, grande,
charmante, tout illuminée de l'intérieur ”. | | Puis
le récit en se déployant multiplie les trompe
l'œil ; chacun des participants, à l'exception du
colonel, apparaît successivement sous des lumières
changeantes. Magor n'est pas seulement l'honnête restaurateur de
tableau qu'avait invité le colonel ; Frank n'est pas
seulement le brillant fils de famille ; Simpson n'est pas
seulement l'étudiant timide et complexé ; Maureen et
la Vénitienne peuvent étre confondues …
A
la fin ne restent qu'un “ petit citron sombre qui portait la
trace de cinq doigts ” et, pour Simpson, le rêve
déçu de “ partir doucement avec elle le long
de ce long sentier blanc vers la nuit d'un soir
vénitien ”. ❙ | “ La Vénitienne ” — Венецианке — est une nouvelle écrite en russe par Nabokov en 1924 et restée longtemps inédite. |
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EXTRAIT |
Magor
et le colonel, tels deux gardes, firent entrer Simpson dans une salle
vaste et fraîche où des tableaux luisaient sur les murs
(…). Ayant conduit le prisonnier vers une grande toile dans un
cadre doré et mat, le colonel et Magor s'arrêtèrent
(…).
Le tableau était vraiment beau. Luciani avait
représenté une beauté vénitienne de trois
quart sur un fond noir et chaud. Un tissu rose dévoilait un cou
puissant et hâlé aux plis extraordinairement tendres sous
l'oreille, une fourrure de lynx gris, bordant un mantelet cerise,
tombait de l'épaule gauche ; de sa main droite, de ses
doigts effilés écartés deux par deux, elle venait
à peine, semble-t-il, de s'apprêter à arranger la
fourrure qui glissait, mais elle s'était figée en jetant
depuis la toile un regard fixe, de ses yeux marron et
entièrement sombres, avec un air langoureux. Sa main gauche,
dans des vagues de batiste blanche autour du poignet, tenait un panier
avec des fruits jaunes ; une coiffe, telle une fine couronne,
luisait sur ses cheveux marron foncé. Et sur sa gauche, la
tonalité noire s'interrompait par un grand rectangle donnant sur
l'air crépusculaire, l'abîme bleu-vert d'une soirée
nuageuse.
Ce ne sont pas les détails des
étonnantes combinaisons des ombres, ce n'est pas la chaleur
sombre de tout le tableau qui frappèrent Simpson. Il y avait
quelque chose d'autre.
☐ pp. 153-154 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « La Vénitienne et autres nouvelles », Paris : Gallimard (Folio, 2493), 1999
- « Nouvelles complètes », Paris : Gallimard (Quarto), 2010
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→ Michel Niqueux, « Ekphrasis et fantastique dans la Vénitienne de Nabokov ou l’Art comme envoûtement », in Nora Buhks (dir.), Vladimir Nabokov dans le miroir du XXe siècle siècle, Revue des études slaves | vol. 72 | 3-4 | 2000
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- Vladimir Nabokov, « Ultima Thulé (suivi de) Solus Rex », in Une beauté russe, Paris : Julliard, 1980
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mise-à-jour : 27 octobre 2021 |
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