Une
beauté russe / Vladmiri Nabokov ; trad. de
l'américain par Gérard-Henri Durand. -
Paris :
Julliard, 1980. - 280 p. ; 20 cm.
ISBN
2-260-00194-7
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VLADIMIR NABOKOV
: Ce fut au cours de l'hiver 1939-1940 que, pour la
dernière
fois, j'écrivis en russe des textes en prose. Au printemps
je
suis parti pour l'Amérique où je devais passer
vingt ans
et n'écrire plus qu'en anglais. Parmi les travaux de ces
derniers mois à Paris se trouvait un roman que je
n'ai pas
repris par la suite. Je n'ai conservé que deux chapitres
incomplets et quelques notes. Le chapitre Ier
parut sous le titre d' « Ultima
Thulé » en 1942 (Novyi Zhurnal, I,
New York) mais le chapitre II l'avait
précédé,
intitulé « Solus
Rex », au début de
1940 (Sovremennyya
Zapiski, LXX,
Paris). La traduction en anglais établie par mon fils en
février 1971 avec ma collaboration est scrupuleusement
fidèle au texte original, y compris la reprise d'une
scène réduite à des points de
suspension dans la Sovremennyya
Zapiski.
[…]
☐
Une beauté russe -
Notes de l'auteur, p. 277
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MONIQUE MUND-DOPCHIE
: […] Vladimir Nabokov peut […]
être
considéré comme un héritier spirituel
de Goethe
à travers deux chapitres d'un roman inachevé
[…].
Le premier chapitre, au nom évocateur, « Ultima
Thulé », se
présente comme une lettre adressée par un veuf
éploré à son épouse, morte
depuis peu, et
expose un thème récurrent dans l'œuvre
de
l'écrivain russe, celui de la mort, de l'au-delà
et de
l'immortalité. Le rôle de Thulé dans ce
texte
apparaît à première vue
anecdotique ; on
observera plus loin qu'il n'en est rien. Le narrateur, Sineusov,
raconte en effet à sa femme, déjà
gravement
malade, qu'un auteur — danois, suédois ou
islandais,
peu importe — lui a demandé d'illustrer
un
poème épique, intitulé « Ultima
Thulé »,
et qu'il lui en a exposé les grandes lignes dans un
français approximatif : « il
était une
fois » un roi du Nord, malheureux et insociable,
confronté à des complots, à des
insurrections et
à des assassinats, dont le royaume se trouvait au milieu des
brumes marines, « dans
une île mélancolique et
reculée », où
un cheval blanc, sans cavalier, volait au dessus d'une lande. L'auteur
de l'épopée ayant disparu avant la
réalisation de
la commande, Sineusov décide de poursuivre son travail, « l'île
de Thulé, née de la mer grise et
désolée de
son amour défunt, devenant pour lui le havre de ses
pensées les moins exprimables ». Comme
Nabokov s'en est expliqué dans ses notes […],
l'île
imaginaire au départ, est en train de cette
manière de
développer sa propre réalité par la
médiation d'un nouveau récit
remplaçant
l'épopée à laquelle le narrateur
n'avait pas
accès.
[…]
☐ Ultima
Thulé : histoire d'un lieu et genèse
d'un mythe, pp. 348-349
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EXTRAIT |
Mon
art ? Tu te souviens de cet étrange
Suédois ou
Danois — à moins qu'il ne fût
Islandais — en tout cas un gaillard
efflanqué, blond,
le bronzage orangé avec des cils de vieux cheval, qui se
présenta comme un « écrivain
d'une certaine
notoriété », et offrit, pour
une somme qui te
réjouit (tu étais déjà
clouée au
lit, incapable de parler et tu m'écrivais des petits
messages
amusants avec de la craie de couleur sur une ardoise
— par
exemple que les choses que tu préférais dans la
vie
c'était « la poésie, les
fleurs sauvages et
les devises étrangères »), de
me confier la
commande d'une série d'illustrations de son poème
épique « Ultima
Thulé » qu'il
venait juste de composer dans sa langue. Naturellement il
n'était pas question de faire connaissance de
façon
approfondie avec son manuscrit, puisque nous ne disposions pour
communiquer que d'un français informe dans lequel il se
sentait
bien incapable de transcrire ses images. Je parvins seulement
à
comprendre que son héros était une sorte de roi
nordique,
malheureux, misanthrope, que son royaume enfoui dans les brumes de la
mer — une île lointaine,
mélancolique — était la proie
d'intrigues,
d'assassinats, d'insurrections et qu'un cheval blanc qui avait perdu
son cavalier galopait dans la lande brumeuse … Il
s'estima
satisfait de mes premiers croquis noir sur blanc. Nous
parlâmes
des autres illustrations. Il promit de revenir à la fin de
la
semaine. Il ne vint pas. Lorsque j'appelai son hôtel, on
m'apprit
qu'il était parti pour l'Amérique.
Je te
dissimulai la disparition de mon employeur. Je ne poursuivis pas mes
efforts : tu étais déjà si
malade que je
n'avais guère envie d'utiliser ma plume à des
tracés à l'encre de Chine. Mais quand tu mourus,
quand
les petits matins et les soirées tardives devinrent
particulièrement intolérables, alors, avec un
acharnement
pitoyable, fiévreux, dont la simple conscience me faisait
verser
des larmes, je repris le travail que personne ne
réclamerait, je
le savais — et pour cette raison même, la
tâche
me paraissait adéquate. Sa nature spectrale, intangible,
l'absence de but ou de récompense me conduisaient
à un
royaume apparenté à celui dans lequel tu te
trouves,
selon moi, ma cible illusoire, mon aimée,
création
terrestre et chérie que personne, nulle part, ne viendra
retrouver. Comme tout continuait à m'égarer, que
je
devais me contenter de la peinture de la temporalité au lieu
des
signes graphiques de l'éternité, que me
tourmentaient tes
traces sur la plage, les galets sur la grève, ton ombre
bleutée sur la repoussante plage brillante, je
décidai de
retourner à notre appartement à Paris et de me
mettre au
travail sérieusement. « Ultima
Thulé », cette île,
née dans la mer
grise et désolée de mon chagrin, de ma peine,
m'attirait
comme le domaine de mes pensées les moins exprimables.
☐
Ultima Thulé, pp. 165-167 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « A
Russian beauty and other stories », New
York : McGraw-Hill, 1973
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- «
Une beauté russe », Paris :
Presses pocket (Presses
pocket, 2045),
1982 ; Paris : 10/18 (Domaine
étranger, 3385),
2002
- «
Une beauté russe » in Nouvelles complètes, Paris :
Gallimard (Quarto), 2010
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mise-à-jour
: 27 octobre 2021 |
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