Boris Pilniak [Boris Andreevic Vogau, 1894-1938]

Le pays d'Outre-Passe

Paulsen - Fictions

Paris, 2007

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l'archipel russe ?
îles désertes
parutions 2007
Le pays d'Outre-passe /Boris Pilniak ; traduit du russe et présenté par Anne Coldefy-Faucard. - Paris : Paulsen, 2007. - 134 p. ; 21 cm. - (Fictions).
ISBN 978-2-916552-06-4
C'est dans le délire que naît le réel. La réalité de naguère semblait un délire. — Les Norvégiens appelaient « Biarmie » le Nord russe, tandis qu'à Novgorod on l'avait baptisé : « le Pays d'Outre-Passe ».

p. 121

ANNE COLDEFY-FAUCARD
: […]
L'expédition du Pays d'Outre-Passe s'échoue sur une île inexplorée 1. Seuls trois hommes en réchapperont, au terme d'une lutte insensée contre la Nature, contre eux-mêmes, contre la Raison ou l'Instinct.

Nombreux sont les thèmes abordés dans ce récit, court mais d'une époustouflante densité : la science, l'art, le capitalisme et le communisme, la Russie et l'Occident, la vie, la mort, sans oublier — peut-être le plus important — la Femme. Tous sont évoqués dans une sorte de délire halluciné — « délirantes réalités » et « réelles chimères » écrit Pilniak —, celui du héros Latchimov, si proche de l'auteur qu'il est parfois impossible de les dissocier : « Entendre naître les icebergs, entendre naître ces énormes montagnes de glace bleue qui se meuvent pour tuer et mourir sur les eaux, sur les flots de plomb de l'Arctique : la fierté d'entendre cela ! » écrit Latchimov dans un message qu'il n'enverra pas, avant que le bateau, le Sverdrup, ne prenne la mer. « Je sais comment naissent les icebergs : cela se passe dans un fracas plus fracassant que la foudre », répond comme en écho Pilniak dans une lettre écrite du Persée 2 et adressée à l'écrivain Alexis Remizov, le 15 septembre 1924.

Il en résulte un texte à l'écriture apparemment sauvage, spontanée, presque « crachée », mais beaucoup plus maîtrisée que l'écrivain ne veut le laisser croire, écriture touffue, aux leitmotive lancinants comme un envoûtement, saturée comme un précipité chimique, et qui explose, donnant des pages à couper le souffle.

« J'ai achevé hier un récit (…), Le Pays d'Outre-Passe, sur l'Arctique, le Spitzberg, la Nouvelle-Zemble, Londres et … l'homme, l'Homme, le magnifique savoir humain, la volonté de savoir et la géniale volonté humaine — le droit aussi ! — d'aimer. La révolution y cède le pas au déchaînement des forces élémentaires de l'homme … et de l'Arctique », écrit Pilniak à un correspondant, le 2 mars 1925.

Passé le dernier isthme, là-bas, au Nord, du côté de la Dvina, commence l'inconnu — « des immensités de milliers de milles, de ces lieux où l'homme ne peut vivre », mais où, confronté à lui-même, s'affrontant à lui-même, il peut se battre « pour son droit de vivre, au corps à corps avec la mort ».

Au terme de ce combat sans merci, le héros du Pays d'Outre-Passe, Latchimov, victorieux, choisit d'aller vivre dans la toundra, avec la femme aimée, loin de la vanité du monde. Ce choix tentera Boris Pilniak de façon récurrente, tout au long de son existence. Il ne le fera jamais et cela lui coûtera la vie 3.

« Entendre naître les icebergs … », pp. 14-15
       
1. L'île Kremniov, du nom du responsable de l'expédition. Anne Coldefy-Faucard, la traductrice, précise que ce nom « est formé sur kremen, le silex ». Coïncidence ? Kremniov est le pseudonyme d'un contemporain de Pilniak, auteur en 1920 du Voyage de mon frère Alexis au pays de l'utopie paysanne (trad. française : L'Âge d'homme, 1976) ; Alexis Kremniov, le héros, reprend conscience en 1984 (!) à Moscou devenue une radieuse cité-jardin … 
2. Durant l'été 1924 Boris Pilniak a participé comme écrivain de bord et assistant-hydrologue à l'expédition scientifique du Persée dont la mission était d'atteindre la Terre François-Joseph ; l'objectif n'ayant pu être atteint en raison du mauvais temps, le navire s'était dirigé vers le Spitzberg.
3. En 1926, dans le Conte de la lune non éteinte (trad. française : Champ libre, 1972), Pilniak dénonce par avance les dangers du stalinisme. L'œuvre, immédiatement saisie, ne reparaîtra en URSS qu'à la fin des années 1980. Staline ne pardonnera pas ce texte à l'écrivain qu'il fera arrêter en 1937. Jugé un an plus tard pour « espionnage au profit du Japon », Boris Pilniak sera condamné et exécuté le jour même.
EXTRAIT Le Sverdrup était cerné par les montagnes des icebergs. La terre était plus muette et plus majestueuse que jamais, terre de glaces et de falaises mortes, où nul ne vivait ni ne pouvait vivre, hormis des ours blancs et des oiseaux ; terre en majesté à jamais gelée, à jamais morte, terre que l'homme ne pourrait soumettre, terre hors humanité, hors popotes humaines. Quoi qu'on en dise, un sauvage demeure en chaque homme : ces terres, ce désert de mort étaient splendides, nul n'y avait séjourné jusqu'alors — émerveillement et terreur de voir, d'explorer, de connaître cela pour la première fois ! — Ils étaient pris dans les glaces, tous étaient sur le pont, le capitaine était sur sa passerelle, les navigateurs étaient à leurs postes, dans le gaillard d'avant, au gouvernail. Les heures avaient fui, la terre, devant, était à présent visible à l'œil nu, à une trentaine de milles, soufflant le froid, le gel, toute majesté et silence. La glace, la banquise érigeaient une muraille à l'entour. Dans l'eau, en troupeaux, les phoques regardaient, étonnés. La terre était bien visible, ce qu'on ne voyait pas c'était comment y aborder : elle n'était que neiges et glaces — glaces qui tombaient dans l'eau en à-pic … Terre, terre ! … Le Sverdrup accosta à 0 h 10 mn. Toute la nuit, au septentrion, une aurore rouge sang, inouïe, empourpra l'univers entier. L'eau était rouge, lilas, noire, verte.

pp. 88-89

mise-à-jour : 8 décembre 2016

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