Le pays
d'Outre-passe /Boris Pilniak ; traduit du russe et
présenté par Anne Coldefy-Faucard. -
Paris :
Paulsen, 2007. - 134 p. ; 21 cm. -
(Fictions).
ISBN
978-2-916552-06-4
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C'est
dans le délire que naît le réel. La
réalité de naguère semblait un
délire.
— Les Norvégiens appelaient
« Biarmie » le Nord russe, tandis
qu'à
Novgorod on l'avait baptisé :
« le Pays
d'Outre-Passe ».
☐ p.
121 |
ANNE COLDEFY-FAUCARD :
[…]
L'expédition du Pays
d'Outre-Passe
s'échoue sur une île inexplorée 1.
Seuls trois hommes en réchapperont, au terme d'une lutte
insensée contre la Nature, contre eux-mêmes,
contre la
Raison ou l'Instinct.
Nombreux sont les
thèmes abordés dans ce récit, court
mais d'une
époustouflante densité : la science,
l'art, le
capitalisme et le communisme, la Russie et l'Occident, la vie, la mort,
sans oublier — peut-être le plus
important — la Femme. Tous sont
évoqués dans
une sorte de délire halluciné
— « délirantes
réalités » et
« réelles
chimères » écrit
Pilniak —, celui
du héros Latchimov, si proche de l'auteur qu'il est parfois
impossible de les dissocier : « Entendre
naître
les icebergs, entendre naître ces énormes
montagnes de
glace bleue qui se meuvent pour tuer et mourir sur les eaux, sur les
flots de plomb de l'Arctique : la fierté d'entendre
cela ! » écrit Latchimov dans un
message qu'il
n'enverra pas, avant que le bateau, le Sverdrup, ne
prenne la mer. « Je sais comment naissent les
icebergs : cela se passe dans un fracas plus fracassant que la
foudre », répond comme en écho
Pilniak dans
une lettre écrite du Persée 2 et adressée
à l'écrivain Alexis Remizov, le 15 septembre 1924.
Il en résulte un
texte à l'écriture apparemment sauvage,
spontanée,
presque « crachée »,
mais beaucoup plus
maîtrisée que l'écrivain ne veut le
laisser croire,
écriture touffue, aux leitmotive lancinants
comme un envoûtement, saturée comme un
précipité chimique, et qui explose, donnant des
pages
à couper le souffle.
« J'ai
achevé hier un récit (…), Le Pays
d'Outre-Passe,
sur l'Arctique, le Spitzberg, la Nouvelle-Zemble, Londres
et … l'homme, l'Homme, le magnifique savoir humain,
la
volonté de savoir et la géniale
volonté humaine
— le droit aussi ! —
d'aimer. La
révolution y cède le pas au
déchaînement des
forces élémentaires de
l'homme … et de
l'Arctique », écrit Pilniak à
un
correspondant, le 2 mars 1925.
Passé le dernier
isthme, là-bas, au Nord, du côté de la
Dvina,
commence l'inconnu — « des
immensités de
milliers de milles, de ces lieux où l'homme ne peut
vivre », mais où, confronté
à
lui-même, s'affrontant à lui-même, il
peut se battre
« pour son droit de vivre, au corps à
corps avec la
mort ».
Au terme de ce combat sans
merci, le héros du Pays
d'Outre-Passe, Latchimov,
victorieux, choisit d'aller vivre dans la toundra, avec la femme
aimée, loin de la vanité du monde. Ce choix
tentera Boris
Pilniak de façon récurrente, tout au long de son
existence. Il ne le fera jamais et cela lui coûtera la vie 3.
☐ « Entendre
naître les
icebergs … », pp. 14-15
1. |
L'île
Kremniov, du nom du responsable de
l'expédition. Anne Coldefy-Faucard, la
traductrice, précise que ce nom « est
formé
sur kremen, le
silex ». Coïncidence ? Kremniov
est le pseudonyme d'un contemporain de Pilniak, auteur en 1920 du Voyage de mon frère
Alexis au pays de l'utopie paysanne (trad.
française : L'Âge d'homme,
1976) ; Alexis Kremniov, le héros,
reprend conscience en 1984 (!) à Moscou devenue une radieuse
cité-jardin … |
2. |
Durant l'été 1924 Boris
Pilniak a participé comme
écrivain de bord et assistant-hydrologue à
l'expédition scientifique du Persée dont
la mission était d'atteindre la Terre
François-Joseph ; l'objectif n'ayant pu
être atteint
en raison du mauvais temps, le navire s'était
dirigé vers
le Spitzberg. |
3. |
En 1926, dans le Conte de la lune non
éteinte (trad.
française : Champ libre, 1972), Pilniak
dénonce par
avance les dangers du stalinisme. L'œuvre,
immédiatement
saisie, ne reparaîtra en URSS qu'à la fin des
années 1980. Staline ne pardonnera pas ce texte à
l'écrivain qu'il fera arrêter en 1937.
Jugé un an
plus tard pour « espionnage au profit du
Japon », Boris
Pilniak sera condamné et exécuté le
jour
même. |
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EXTRAIT |
Le Sverdrup
était cerné par les montagnes des icebergs. La
terre
était plus muette et plus majestueuse que jamais, terre de
glaces
et de falaises mortes, où nul ne vivait ni ne pouvait vivre,
hormis des ours blancs et des oiseaux ; terre en
majesté
à jamais gelée, à jamais morte, terre
que l'homme
ne pourrait soumettre, terre hors humanité, hors popotes
humaines. Quoi qu'on en dise, un sauvage demeure en chaque
homme :
ces terres, ce désert de mort étaient splendides,
nul n'y
avait séjourné jusqu'alors
— émerveillement et terreur de voir,
d'explorer, de
connaître cela pour la première fois !
— Ils étaient pris dans les glaces, tous
étaient sur le pont, le capitaine était sur sa
passerelle, les navigateurs étaient à leurs
postes, dans
le gaillard d'avant, au gouvernail. Les heures avaient fui, la terre,
devant, était à présent visible
à
l'œil nu, à une trentaine de milles, soufflant le
froid,
le gel, toute majesté et silence. La glace, la banquise
érigeaient une muraille à l'entour. Dans l'eau,
en
troupeaux, les phoques regardaient, étonnés. La
terre
était bien visible, ce qu'on ne voyait pas
c'était
comment y aborder : elle n'était que neiges et
glaces
— glaces qui tombaient dans l'eau en
à-pic … Terre,
terre ! … Le Sverdrup accosta
à 0 h 10 mn. Toute la nuit, au
septentrion, une
aurore rouge sang, inouïe, empourpra l'univers entier. L'eau
était rouge, lilas, noire, verte.
☐
pp. 88-89 |
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mise-à-jour
: 8 décembre 2016 |
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