Les villes invisibles / Italo
Calvino ; trad. de l'italien par Jean Thibaudeau. -
Paris : Éd. du Seuil, 1974. -
188 p. ; 19 cm.
|
NOTE
DE L'ÉDITEUR :
« Il n'est pas dit que Kublai Khan croit
à tout ce
que Marco Polo lui raconte quand il lui décrit les villes
qu'il
a visitées dans le cours de ses
ambassades » :
c'est ainsi que commence cette relation de voyages dans des villes qui
n'ont leur place sur aucun atlas. L'exotisme n'y est pas seulement
géographique : on ne sait à quel
passé ou
présent ou futur appartiennent ces cités qui
portent
chacune le nom d'une femme. Au début, foisonnent les signes
d'un
Orient fabuleux, celui du Livre
des Merveilles ou des Mille
et une Nuits ;
puis, peu à peu, le répertoire se modifie et
reconduit le
lecteur au milieu d'une mégapolis contemporaine
près de
recouvrir la planète. Et tout au long passent des villes qui
ne
peuvent exister qu'en rêve : filiformes,
punctiformes,
dédoublées, effacées.
À la
manière des compilations géographiques
médiévales, ces nouvelles d'un monde qu'un Grand
Khan
mélancolique reçoit de la bouche d'un Marco Polo
visionnaire, forment un catalogue d'emblèmes.
Dans
l'organisation insolite ou fantastique de leurs abords ou de leurs
rues, de leur croissance ou de leurs mœurs, les villes disent
— comme en rêve, en tableau ou en
apologue — ce que sont, pour leurs habitants, le
nom, la
mémoire, le désir, le temps, le regard ou le
savoir.
|
JEAN-PAUL
KAUFFMANN :
Marco Polo, l'homme qui déchiffre, du moins si l'on en croit
Italo Calvino. Dans Les
Villes invisibles, il
en fait un héros d'un genre un peu particulier. Alors que
l'empereur Kubilai Khan est incapable de connaître
toutes
les villes de son immense empire, il demande au Vénitien,
supposé les avoir visitées, de les lui
décrire. Au
besoin, Marco Polo invente, mais le grand khan n'est pas dupe. Un aveu
intéressant pourtant chez lui :
“ Chaque fois
que je fais la description d'une ville, je dis quelque chose de
Venise ”.
☐ Venise à
double tour, p. 147
|
EXTRAIT |
L'atlas du Grand Khan contient
également les cartes de terres promises visitées
en pensée mais pas encoure découvertes ou
fondées : la Nouvelle
Atlantide, Utopie,
la Ville du Soleil,
Océana, Tamoé,
Harmonie, New-Lanark, Icarie.
Kublai demanda à Marco :
— Toi qui regardes autour de toi et vois les signes, tu
sauras me dire vers lesquel de ces avenirs nous poussent les vents
propices.
— Pour ces ports, je ne saurais tracer la route sur la carte
ni fixer la date d'accostage. Parfois il me suffit d'une
échappée qui s'ouvre au beau milieu d'un paysage
incongru, de l'apparition de lumières dans la brume, de la
conversation de deux passants qui se rencontrent dans la
foule, pour penser qu'en partant de là, je pourrai assembler
pièce à pièce la ville
parfaite, composée de fragments jusqu'ici
mélangés au reste, d'instants
séparés par des intervalles, de signes que l'un
fait et dont on ne sait pas qui les reçoit. Si je
te dis que la ville à laquelle tend mon
voyage est discontinue dans l'espace et le temps, plus
ou moins marquée ici ou là, tu ne dois
pas en conclure qu'on doive cesser de la chercher.
Peut-être tandis que nous parlons est-elle en train de
naître éparse sur les confins de ton empire ; tu
peux la repérer, mais de la façon que je
t'ai dite.
Déjà le Grand Khan cherchait
dans son atlas les plans des villes que menacent
incubes et malédictions : Enoch, Babylone, Yahoo, Butua, Brave New World.
Il dit :
— Tout est inutile, si l'ultime accostage ne peut
être que la ville infernale, si c'est là dans ce
fond que, sur une spirale toujours plus resserée, va finir
le courant.
Et Polo :
— L'enfer des vivants n'est pas chose
à venir ; s'il y en a un, c'est
celui qui est déjà là, l'enfer
que nous habitons tous les jours, que nous formons
d'être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en
souffrir. La première réussit aisément
à la plupart : accepter l'enfer,
en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est
risquée et elle demande une attention, un
apprentissage, continuels : chercher et savoir
reconnaître qui et quoi, au milieu de l'enfer, n'est pas
l'enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.
☐
pp. 188-189 —
fin du recueil des
« Villes invisibles »
|
|
COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Le
città invisibili », Turin :
Einaudi, 1972
- « Les
villes invisibles » trad. par Jean Thibaudeau, Paris : Seuil (Points,
273), 1996 ; Paris : Gallimard (Folio, 5460), 2013
- « Les villes invisibles » trad. par Martin Rueff, Paris : Gallimard (Du Monde entier), 2019
|
→ Perle Abbrugiati,
« Visions de l’Ailleurs dans Les villes invisibles
d’Italo Calvino », Cahiers
d’études romanes,
23 | 2011 [en
ligne]
→ Els Jongeneel, « Les Villes invisibles
d'Italo Calvino : entre utopie et
dystopie », Italianistica
Ultraiectina — Universiteit Utrecht
|
|
|
mise-à-jour : 29 novembre 2019 |
|
|
|