Contre Venise /
Régis Debray. - Paris : Gallimard, 1995. -
74 p. ; 21 cm.
ISBN
2-07-074365-9
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Ce boudoir
humilie notre futur le plus probable.
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p. 74 |
Sous un excès de formules péremptoires et
grandiloquentes, le pamphlet de Régis Debray pose de bonnes
questions. Deux au moins. La première vise le tourisme de
masse ; elle est bienvenue quand résonnent chaque
année
les flonflons d'un carnaval ressuscité par les promoteurs de
voyages. La seconde, d'une portée plus profonde,
dénonce
le découragement
(p. 39), l'abandon à un utopisme sans engagement
où
le repli insulaire et la fascination du passé
détournent
de l'avenir — du cours de la vie.
Venise ne serait
donc pas visée directement, mais ce visiteur
pressé et
inattentif qui ne consent pas l'effort d'aller à la
rencontre de
la ville hors du seul instant
décisif (p. 28), et dans le divers de
son environnement marin et terrestre qui est bien plus qu'un littoral sans hinterland
(p. 58).
En
féconde alternative à cette démission,
Régis Debray propose l'exemple du voyage avorté
que
relate Marcel Proust à la fin de « Du
côté de chez Swann » :
quand nous n'avons vu
que la Venise visible, et ses palais décatis, et ses
promeneurs bedonnants
(p. 51), le trop fervent lecteur de Ruskin s'est
ému sans
quitter Paris à la seule perspective de
« rochers
d'améthyste pareils à un récif de la
mer des
Indes » 1.
1. |
Proust cite de mémoire.
Dans « Les
pierres de Venise » (trad. Mathilde
Crémieux, 1906) Ruskin évoque le voyageur
pénétrant dans
la plus lointaine de ces rues non foulées par les pieds
humains,
qui semblent une ouverture taillée entre deux rochers de
corail
dans la mer des Indes (p. 37 dans la
réédition de 1983) souvenir
déjà révolu d'une époque où
la distance ne pouvait être conquise sans fatigue, mais
où
cette fatigue avait pour compensation la connaissance
complète
du pays qu'on traversait … (p. 35). |
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EXTRAIT |
La
plage du vacancier tourne le dos au pays : cette muflerie fait
tout son prix. Venise aussi refoule son propre environnement,
à
la fois sa mer et ses terres. Dans cette île hors du monde,
cette
piscine d'histoire sans bords géographiques, quel
étranger se souvient, se soucie de Padoue, de l'Autriche, de
Trieste ou de la Dalmatie (qui lui donnent pourtant sa profondeur et sa
ventilation, bora ou sirocco) ? Venise est pour nous un
littoral
sans hinterland, où le Frioul est à mille
kilomètres de notre esprit, aussi loin que la
forêt de
Casamance du Club Med au cap Skirring, qui la jouxte. Par quoi la
robinsonnade balnéaire n'a pas besoin de pousser jusqu'au
Lido,
aussi impersonnel et macadamisé que Le Touquet-Plage.
L'aubette
de la Ca'd'Oro me suffit pour laisser tomber mentalement cravate,
veston, carte d'identité, et larguer les amarres. Le Grand
Canal : le seul égout au monde qui donne au badaud
l'ivresse d'un appareillage dans les Marquises.
En somme,
les
palais à la plage, c'est la ville à la campagne
d'Alphone
Allais, sauf que cela fonctionne : l'air nous y semble
réellement plus pur.
(…)
Les
îles en
général sont propices à l'autisme, aux
gâteries bon marché. Le narcissisme de la Raison,
de type
philosophique et politique, investissait ou s'inventait au loin, jadis,
des îles d'utopie, des villes-damiers taillées
à la
férule. Le narcissisme du cœur a jeté
son
dévolu sur cet îlot bien
tempéré, où
les eaux sont plus douces, les rues serpentines et les angles plus
ronds. Cela fait moins de dégâts.
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pp. 57-59 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Contre
Venise », Paris : Gallimard (Folio, 3014),
1997
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- Régis
Debray (dir.), « Haïti et la
France : rapport au
Ministère des affaires
étrangères »,
Paris : La Table ronde, 2004
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mise-à-jour : 14
mars 2011 |
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