M.
Letchimy a (…) vu juste et a dit ce qu'il fallait dire comme
il fallait le dire.
Et
il a fait honneur non seulement à la Martinique mais
à la
France et à son Assemblée Nationale toute
entière. |
ACCUEIL
BIBLIOTHÈQUE
INSULAIRE
LETTRES
DES ÎLES
ALBUM : IMAGES
DES ÎLES
ÉVÉNEMENTS
OPINIONS
CONTACT
|
Patrick Chamoiseau, « Antan d'enfance »,
Paris, 1990, 1996 |
Patrick Chamoiseau, « Texaco »,
Paris, 1992 |
Patrick Chamoiseau, « Biblique des derniers
gestes », Paris, 2002 |
Patrick Chamoiseau, « Le papillon et la
lumière », Paris, 2011 |
Patrick Chamoiseau, « L'empreinte
à Crusoé », Paris,
2012 |
Patrick Chamoiseau, « La matière
de l'absence », Paris, 2016 |
Patrick Chamoiseau, « Frères
migrants », Paris, 2017 |
Patrick Chamoiseau, « Contes des sages
créoles », Paris, 2018 |
Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant,
« Lettres
créoles, tracées antillaises et continentales de
la littérature 1635-1975 »,
Paris, 1991 |
|
Serge Letchimy, « De l'habitat
précaire à la ville : l'exemple
martiniquais » préface d'Aimé
Césaire,
Paris : L'Harmattan, 1992 |
Serge Letchimy,
« Discours sur l'autonomie », Matoury
(Guyane) : Ibis Rouge, 2002 |
|
|
Aucune excuse, aucune
sanction, soutien total à M. Letchimy
Patrick
Chamoiseau
Quand on
commence à hiérarchiser entre les civilisations,
sur les degrés de « l'inférieur » et du « supérieur »,
on entre dans une dérive vers les pires horizons.
L'idée
de civilisation, très à la mode durant les
grandes
conquêtes occidentales, renvoie à celle de culture
dont
elle serait le substrat le plus noble ; et le fait de culture
débouche directement sur le socle de l'humain. Avec
l'humain,
venaient les absurdités de la « race »
qui ont occupé les thèses de
supériorité,
et donc de hiérarchisation, où se sont
abimés le
comte Arthur de Gobineau, les anthropologies racistes, et toutes les
justifications du colonialisme. L'idée de « race
supérieure »
engendrait celles de culture et de civilisation supérieures.
Ce
qui autorisait à inverser la formule et à
considérer que la simple possibilité de
civilisation
supérieure impliquait sinon une race (on n'ose plus
l'avancer)
mais des cultures et des humanités inférieures.
C'est
pourquoi l'équation réversible
coloniser = civiliser
a si longtemps duré, et pointe encore de temps en temps un
restant de ténèbres.
Dès
lors, chaque fois qu'un pouvoir politique ou religieux a cru appartenir
à une civilisation
« supérieure »,
cela s'est toujours traduit par les grands crimes d'Etat que furent la
Traite, l'esclavage, les colonisations, le système des camps
de
concentration, les apartheids, les génocides ou les
purifications ethniques qui aujourd'hui encore occupent la vie du monde.
Donc, réactiver l'idée de civilisation,
et
recommencer à les hiérarchiser n'est pas une
mince
affaire ! Ce n'est pas non plus une simple
stratégie
électorale, mais un état d'esprit, voire un
semblant de
pensée. Derrière les déclarations
répétées du ministre de
l'Intérieur de la
France, se dessine l'auréole du discours de Dakar, les
chroniques de la chasse aux enfants immigrés alentour des
écoles, les velléités de police
génétique contre les regroupements familiaux, la
traque
honteuse des Roms, le spectre du ministère de
l'Identité
nationale, le grondement régulier des charters
expéditifs, les quotas d'expulsions
prédéfinis et
célébrés, le renvoi des
étudiants
étrangers, et même la fragilisation
systématique
des immigrés en situation régulière
qui, en ce
moment, dès trois heures du matin, affrontent les
glaciations
devant les préfectures … En face d'une
telle
convergence, on croirait voir de grandes ailes qui s'ouvrent pour un
sinistre envol.
Ecoutons le
« bon sens » du comte de
Gobineau : « Les
peuples ne dégénèrent que par suite et
en
proportion des mélanges qu'ils subissent, et dans la mesure
de
qualité de ces mélanges (…)
le coup le plus
rude dont puisse être ébranlée la
vitalité
d'une civilisation, c'est quand les éléments
régulateurs des sociétés et les
éléments développés par les
faits ethniques
en arrivent à ce point de multiplicité qu'il leur
devient
impossible de s'harmoniser, de tendre, d'une manière
sensible,
vers une homogénéité
nécessaire, et, par
conséquent, d'obtenir, avec une logique commune, ces
instincts
et ces intérêts communs, seules et uniques raisons
d'être d'un lien social … »
On croirait
entendre le cahier des charges du ministère de
l'Identité
nationale, ou la feuille de route de ceux qui se donnent la mission
explicite de protéger la civilisation française
contre
les invasions ! M. Letchimy a donc vu juste et a dit ce qu'il
fallait dire comme il fallait le dire.
Et il a fait honneur non seulement à la Martinique
mais
à la France et à son Assemblée
Nationale toute
entière. Car enfin, sans lui, le
« célébrant des civilisations
supérieures » serait venu, se serait
assis, aurait
écouté je ne sais politiquerie, et serait reparti
sans
que rien ni personne ne lui trouble la conscience. Il suffit d'imaginer
que, dans les bancs derrière lui, soient assis,
Clémenceau, Hugo, Lamartine ou Jaurès, pour
mesurer ce
qu'il aurait manqué à cette haute
assemblée si M.
Letchimy n'avait pas été là. Il aurait
manqué le courage. Il aurait manqué la
lucidité.
Il aurait manqué une vision exigeante de l'homme et du
rapport
que les humanités peuvent nourrir entre elles !
Il y a donc une profonde misère morale
à laisser
supposer que son intervention aurait pour base de je ne sais quelle
« sensiblerie
tropicale » ; qu'il aurait
hérité d'une
« émotivité
antillaise liée à
l'esclavage » qui
expliquerait je ne sais quel
« dérapage ».
Les soutiens et les analyses de cette sorte ne sont que honte et
lâcheté.
De même, il est inadmissible que l'on balaie cela
d'un
revers de la main en indiquant qu'il s'agirait d'une
polémique
inutile. C'est un débat essentiel et profond. J'y vois
l'affrontement majeur entre deux visions du monde et deux conceptions
du vivre-ensemble dans le respect que l'on doit à la
diversité des humanités. J'y vois une controverse
radicale qui relève au plus au point de l'éthique
contemporaine, laquelle est une éthique complexe et dont il
faut
à tout moment penser le déploiement. J'y vois le
souci de
dresser un rempart commun contre cette barbarie qui est
déjà venue et qui peut revenir. Quel sujet peut
se
révéler plus sérieux que la conception
même
du rapport que les humanités doivent nourrir entre
elles ?!
Quels seraient les fondements d'un projet culturel, social,
économique, ou d'un programme présidentiel, qui
déserterait cela ? Et que vaut une
assemblée
parlementaire où on se révèle
incapable de
discuter de ces fondamentaux-là ? Et que vaudrait
une
Assemblée Nationale qui s'aviserait de sanctionner (de
quelque
manière que ce soit) ce qui la ramène aux
fondements des
valeurs républicaines et aux lumières de
Montaigne, de
Montesquieu, de Voltaire, de Lévi-Strauss, ou de ce cher
Edgar
Morin ?
Sanctionner M. Letchimy, ou même en caresser
l'idée,
reviendrait à les sanctionner tous, et à laisser
la porte
ouverte à ces très vieilles ombres qui nous
fixent sans
trembler.
|