EMILE OLLIVIER : […]
Yves Chemla en campant au
cœur de sa quête la figure de l'Autre comme lieu du
dialogue interculturel, en faisant un détour
théorique qui distingue dans cette littérature
trois instances productrices de discours
— l'écrivain, le lecteur, la
société haïtienne —
s'est donné les moyens qui lui permettent de mettre en
question les interprétations habituelles de l'exception ou,
si l'on préfère, de la singularité
haïtienne et qui renouvellent l'analyse :
« l'économie
plantationnaire » et l'héritage colonial,
la dualité créole/bossale, les
problèmes de la diglossie, du foncé et du clair,
de la violence et des massacres à
répétition. Il y a donc invitation au voyage
certes mais surtout incitation à découvrir une
géographie humaine et littéraire.
[…] Yves Chemla pose au point de
départ qu'en ces temps de mondialisation, l'on risque de
faire fausse route si l'on a comme visée de comprendre et
d'assimiler la culture de l'Autre. Il faut mettre en jeu sa propre
altérité, recourir au dialogue
— qui est l'exact opposé d'un monologue
déguisé —, pratiquer une
écoute attentive, sans dogmatisme, de la
réalité culturelle de l'Autre. Ce faisant
l'examen de son corpus romanesque 1
lui permet de se livrer à une opération de
décentrement — de se
« déprendre » de
lui-même comme le recommande justement Michel Foucault et de
reformuler, à sa façon, l'antique dialectique du
Même et de l'Autre, récusant la pente facile de
ramener l'Autre au Même, pour s'exposer à une
épreuve qui permet de percevoir soi comme un autre, le comme
de l'expression signifie alors un lien plus
étroit que la simple comparaison et renvoie au Soi en tant
qu'Autre pour employer le langage de Paul Ricœur.
Dès lors, loin de voir l'Autre comme différent,
comme menace, la rencontre avec l'Autre permet de découvrir
la part d'ombre et d'abjection que l'on recèle en soi et
dans sa propre culture.
Sur ce chemin pavé d'aventures,
d'étonnements et de connaissances, on ne peut que
découvrir que l'identité est fragile et qu'elle
soit individuelle ou collective, elle est une activité
ouverte, permanente et jamais achevée. Car au fond, c'est de
cela qu'il est question au terme de cette étude sur le texte
fictionnel haïtien, sur les personnages et leurs relations
entre eux et avec leur environnement.
Yves Chemla le dit sans
détour : « La lecture du roman
haïtien provoque un étrange décalage
fondé à la fois sur le sentiment
d'altérité de cette littérature, et
celui d'une reconnaissance de la part la plus inavouée de ce
lecteur, constituée de la face
ténébreuse des idéologies et des
cultures occidentales » (p. 224). Il n'est
pas abusif d'affirmer qu'Yves Chemla avance sur des chemins de
crête puisqu'il se risque dans une contrée
étrangère, convoque des écrivains pour
les lire, converser avec eux, les écouter, habiter l'espace
qu'ils dessinent par le truchement des lignes qu'ils tracent. En
quête de sens, il fraye son chemin.
[…]
☐ Préface 1. | Jacques Roumain, « Gouverneur de la rosée » ; Jacques Stephen Alexis, « Compère Général Soleil » ; Antony Lespès, « Les semences de la colère » ;
Philippe Thoby-Marcelin et Pierre Marcelin, « Canapé
vert » ; Jacques Stephen Alexis, « Les arbres musiciens » ;
Jacques Stephen Alexis, « L'espace d'un
cillement » ; Edris Saint-Amand, « Bon Dieu rit » ; Marie Chauvet, « Amour, Colère et Folie » ; Emile Ollivier, « Mère-Solitude » ; Frankétienne, « Les affres d'un défi ». |
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PIERRE-MICHEL SIMONIN :
Yves Chemla a choisi de traiter la question de l'autre dans la
littérature haïtienne : son travail est
d'autant plus exemplaire qu'il nous ouvre le terrain pour toutes les
autres littératures. Cette question de l'autre,
philosophique, morale, nous savions bien qu'elle concernait aussi la
littérature : il nous en donne une magistrale et
dérangeante démonstration. Le
parallèle qu'il dresse ici entre les pratiques coloniales et
le génocide est éclairant : l'autre
n'est autre que dans le maintien irréductible de sa position
d'altérité ; le comprendre, c'est
toujours risquer de le réduire ; le concevoir, de
le saisir dans une généralité, certes
rationnelle, mais tellement empreinte d'occidentalité que
c'en est à se demander si d'autre regard est encore possible.
[…]
Parce qu'il est ici question
de littérature et non d'histoire ; d'analyse et non
de dénonciation ; de compréhension et
non de procès, [l'auteur] nous aide à comprendre
comment s'est construite la littérature
haïtienne : dans l'effort continué de
penser sa spécificité avec la langue du
maître ; de fonder, sous la glaise d'une
identité presque effacée, un avenir humain qui en
appelle à l'universel.
L'identité
haïtienne telle qu'elle transparaît n'est ainsi
jamais un donné, mais l'objet, toujours, d'une question,
sans véritable réponse ; d'une question
à reposer sempiternellement ; d'un effort sans
cesse à construire. Le déploiement douloureux de
cette identité, sous le regard de l'autre —
occidental — sous le poids du passé aussi, forme
le sel de la littérature haïtienne que nous ne
pouvons regarder ni lire sans le trouble sentiment d'une
altérité si étrangement
familière …
[…]
☐ Postface
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