Le texte qui suit,
reproduit dans son intégralité,
a été publié dans
Le Monde (mercredi 1er juillet 2020).
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Quatre-vingts ans
à peine nous séparent de ces mots — qui
résonnent aujourd’hui d’une sinistre
manière. Après l’escape game
(“ jeu d'évasion ”) “ Portbou
1940 ” afin de sauver Walter Benjamin — un jeu de
rôle obscène qui invitait les participants à
revivre ses derniers jours —, voici venu le sombre temps,
beaucoup plus grave, d’un tout autre ordre, le temps d’une
nouvelle instrumentalisation du destin du philosophe allemand qui
s’est donné la mort pour échapper au nazisme. Une
trahison d’une toute autre portée.
En effet, au détour du programme de Louis Aliot, député du Rassemblement national, et élu maire à la mairie de Perpignan (Pyrénées-Orientales), on découvre non sans frémir sa volonté de rouvrir le centre d’art Walter Benjamin, aujourd’hui fermé, pour en faire un lieu dédié “ à la création et au devoir de mémoire (mise en place d’expositions, de conférences, de résidences d’artistes, création in situ …) ”. Laisserons-nous Walter Benjamin devenir un butin, un trophée, une prise de guerre dans la vaste tentative de dédiabolisation, puis de normalisation du Rassemblement national qui, dans ce but, n’hésite pas à évoquer, outre la mémoire juive, les Gitans et l’histoire tragique de la Retirada espagnole [l'exode de milliers de républicains espagnols durant la guerre civile, 1936 à 1939] ? Mémoire et histoire obligent. Elles nous obligent à rappeler et à nous rappeler que le parti de M. Aliot se situe dans l’héritage des mouvements politiques nationalistes qui, dans les années 1930 et 1940, en Allemagne d’abord, puis en France en Europe, ont contraint Benjamin à fuir, l’ont persécuté et contre lesquels il s’est toujours dressé. Un parmi tant d’autres “ sans nom ” et qui doit témoigner pour eux. Il est urgent de se souvenir d’eux, de leurs combats, et de prendre la pleine mesure dans notre présent de cette phrase terrible : “ Si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher ”. Il est urgent d'arracher le nom de Walter Benjamin — pour le mettre en sûreté — des mains de l’extrême-droite et de tous ceux qui réécrivent l’histoire, une fois encore, à l’encre des oppresseurs d’hier tandis qu’ils stigmatisent, sous toutes ses formes, l’étranger et le migrant. Nous sommes convaincus que la mémoire de ce qui se joua à Portbou pour Walter Benjamin comme pour tant d’autres, à quelques encablures de Perpignan, nous oblige à réagir avec la plus grande netteté. “ No pasaran ” [référence au mot d'ordre des républicains pendant la guerre civile]. C’est dans cet esprit de résistance à toutes les formes de l’oubli et de la manipulation de notre mémoire collective que nous nous opposons fermement , et par tous les moyens disponibles, à ce que le nom de Walter Benjamin soit associé à la réouverture d’un centre d’art à Perpignan, sous la mandature d’un maire appartenant au Rassemblement national.
Le Monde, 2020 |