Frankétienne

Melovivi, ou Le piège (suivi de) Brèche ardente

Riveneuve

Paris, 2010

bibliothèque insulaire

   
Haïti
parutions 2010
Melovivi, ou Le piège [suivi de] Brèche ardente / Frankétienne ; introduction de Fabrice Hadjadj. - Paris : Riveneuve, 2010. - 244 p. ; 24 cm.
ISBN 978-2-36013-019-1
Malaxage. Balayage. Laminage.
Totale panique de la planète
en panne d'imaginaire et en panne spirituelle.


Melovivi, ou Le piège, p. 42

FABRICE HADJADJ : La scène a lieu deux jours après la catastrophe. Dany Laferrière et Lyonel Trouillot filent vers le quartier Delmas pour prendre des nouvelles de Frankétienne. Ils le trouvent en larmes dans sa maison à demi-effondrée. Le voisinage en détresse se presse à son portail. Ses deux amis l'incitent à sortir, à se montrer dehors. Quand il apparaît enfin, sain et sauf, toute la foule se met à crier : « Le poète est vivant ! Le poète est vivant ! » Chose à peine concevable chez nous, et qui là-bas, dans « le-pays-le-plus-pauvre-des-Amériques », arrive — arrive alors même que sa pauvreté vient de s'agraver d'un cataclysme de 200 000 morts. Au milieu du deuil incommensurable, dans ce peuple qui manque du nécessaire, on n'a pas oublié la nécessité du chant.

Et quel chant ! Non pas celui de l'alcyon qui calme la tempête, mais celui de l'« oiseau schizophone », qui l'assume jusque dans ses naufrages. En novembre 2009, deux mois avant la secousse, Frankétienne finit d'écrire Melovivi ou le Piège, exactement comme si le désastre avait déjà eu lieu. Deux hommes parlent et déparlent au mitan du ravage. De l'un à l'autre, ce n'est que « planète en brisure », « terre qui vire et chavire », « ténèbres extravagantes à travers les gonds brisés des séismes dévergondés ». Le poète fut prophète. Son texte fut le seul sismogramme clairvoyant. Et c'est ce sismogramme qui se donne ici à lire, avec son onde de choc qui n'a pas fini de nous travailler.

(…)

On aurait tort de réduire la portée du Piège à la « problématique de l'environnement ». Lui-même s'en moque, raille le toc des « problématiques ». Certes, Frankétienne a traduit en créole le film de Yann Arthus-Bertrand. Mais ce n'est pas La terre vue du ciel qui l'intéresse, c'est la terre vue de sous les décombres. Or la dévastation dont il parle se trouve moins dans les rues disloquées d'Haïti que dans le confort de nos living-rooms. Il n'est que d'entendre ce prologue : « Ni dehors, ni dedans », « Ni jour, ni nuit », et cette première phrase dite à l'unisson : « Nous sommes partout et ne ne sommes nulle part. » De qui s'agit-il ? De deux personnes dans un paysage anonymé par la bombe ? Ou de nous-autres, assis devant nos écrans, possédés par le virtuel ? Sont-ils des survivants ou des « embabylonés » ?

La dévastation s'identifie à la mondialisation. Le règne des marchandises coïncide avec la machinerie du néant. Dans son spectacle permanent, le vécu est remplacé par sa représentation, la présence à la terre par ses images numériques, la chair de l'homme par ses avatars pixellisés, — autant de fantômes qui nous attachent plus que la réalité même, et qui pourraient continuer en boucle alors même que tout serait détruit. C'est donc comme si tout était déjà détruit : « Hypertrophie du rien. »

(…)

Les reportages n'ont pas pu éviter de nous montrer ces Haïtiens comptant leurs disparus et malgré tout, le soir, se rassemblant encore pour chanter. (…) Leur poète est debout dans sa maison brisée, et ils crient leur joie. Depuis quand sommes-nous devenus incapables de nous réjouir de ce qu'un poète soit vivant ? Il faudrait que les Haïtiens viennent à notre aide. Il faudrait qu'ils nous envoient des dons : de la foi comme un grain de moutarde, de la poésie forte comme la mort … Mais nous ne sommes pas près de sortir du piège …

Frankétienne sismographe, pp. 9 et 12-13
« Brèche Ardente » affirme et matérialise la densité, l’intensité et la transcendance créatrice de la parole poétique, novatrice et subversive. « Brèche Ardente », beaucoup plus pure que le néant. Beaucoup plus envoûtante que la lumière d’un astre émergeant de la beauté d’un désastre énigmatique. — Note de l'éditeur.
EXTRAIT
SEPTIÈME SÉQUENCE
(Jargon, chaos, babel, dans un mélange de langues totalement enchevêtrées au cours d'une séance chargée d'ironie et de dérision. Références aux différents sommets des G7, G10, G17 et G20, etc.)
   

   A — Au prochain Sommet !
   B — Au plus prochain Sommet !
   A — Au plus prochain Sommet ? Vous en êtes sûr ? Mais la planète vacille. La planète oscille. La planète pendule. La planète bascule. La planète titube.
   La planète trébuche. La planète zigzague. La planète vire et chavire en tressaillements de frayeur et déraillements de terreur. Pas de lumière. Aucune lueur. Tu ne sens pas que la terre s'incline. La terre est penchée.
   B — La lune est penchée.
   A — Le soleil est penché.
   B — La vie est penchée.
   A — Danger de la vie penchée dans les irritations des flammes infernales. Flonn pin katchoupin katchapika pikankwenna depatcha zantray pakanpak. Nous n'avons pas d'entrailles. Nous n'avons pas de tripes. Tous nos viscères explosent.
   B — Kagoulaw makaw lan savann twou koukouwouj k ap senyen.
   A — Les étoiles saignent !
   B — Tous les astres saignent !
   A — Nos jambes et nos bras saignent !
   B — Nos poitrines saignent !
   A — Nos yeux et nos lèvres saignent !
   B — Il y a des trous difficiles qui saignent !
   A — Il y a des trous impossibles qui saignent !
   B — Il y a des trous imaginaires qui saignent !
   A — Le soleil a vomi du sang.
   B — La terre regorge de sang dans un terrible avortement.
   A — Grenndiri tonbe sou vant rat ansent, li fè fòskouch. Konpè chat kontan plezire bouloze bat bravo.

Melovivi, ou Le piège, pp. 53-54
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • avec Claude Dambreville, « L'Amérique saigne », Port-au-Prince : Imprimeur II, 1995
Sur le site « île en île » : dossier Frankétienne

mise-à-jour : 7 juillet 2021
Frankétienne a reçu le Grand Prix du Livre Insulaire - Prix des Îles du Ponant (Ouessant 2005) pour son « Anthologie secrète » (Montréal, 2005) et, plus généralement, pour l'ensemble de son œuvre ; il est, en 2006, l'un des lauréats de la Fondation du prince Claus (Pays-Bas) et a été nommé, le 24 mars 2010, Artiste de l'UNESCO pour la paix ; il a reçu en 2021 le Grand Prix de la Francophonie décerné par l'Académie française.
Conversation entre Frankétienne et Philippe Bernard, à la suite du tremblement de terre du 12 janvier 2010
« Frankétienne se met à nu » : propos recueillis par Samanda Leroy et Lord Edwin Byron
Le Nouvelliste (Port-au-Prince) • 19 février 2013

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