Tortuga
/ Valerio Evangelisti ; trad. de l'italien par Sophie Bajard
avec
la coll. de Doug Headline. - Paris : Rivages, 2011. -
426 p. ; 21 cm.
ISBN 978-2-7436-2225-1
|
NOTE
DE L'ÉDITEUR
: En 1685, les jours des pirates regroupés dans
la
confrérie des Frères de la Côte, aux
ordres du roi
de France, sont comptés. Louis XIV a fait la paix avec son
traditionnel ennemi, l'Espagne, et les menées des
flibustiers
des Caraïbes à partir de l'île de la
Tortue,
désormais sous la coupe d'un nouveau gouverneur, ne sont
plus
les bienvenues.
C'est dans
ce contexte qu'un ancien
jésuite portugais au passé mystérieux,
Rogério de Campos, va faire le dur apprentissage de la vie.
Capturé par les pirates sur le vaisseau espagnol
où il
s'est enrôlé, il est contraint de jouer les
maîtres
d'équipage pour le capitaine Lorencillo, avant de passer aux
ordres du cruel et diabolique capitaine De Grammont. Sa passion pour
une esclave africaine l'entraînera dans une
véritable
descente aux enfers, au contact d'une société
dont il
découvrira, non sans une certaine fascination et horreur, la
barbarie et les codes rigides. Devenu l'un des leurs, il participera
à la dernière grande aventure des
Frères de la
Côte : la prise sanglante et audacieuse de la ville
de
Campeche sur la côte sud-est du Mexique.
Véritable
roman d'aventure en haute mer bruissant du fracas des abordages et des
batailles, le livre dépeint sans fard et sans indulgence une
société à son crépuscule.
Dans une
tentative pleinement réussie de
« déboulonnage » d'un
mythe romantique si
complaisamment exploité au cinéma comme en
littérature, Valerio Evangelisti restitue la noirceur de
l'âme pirate à travers des héros
tourmentés
dont aucun n'apparaît comme positif. La critique italienne a
vu
en Tortuga
un des romans les plus aboutis et maîtrisés de
Valerio Evangelisti.
❙ |
Né
en 1952 à Bologne, Valerio Evangelisti est
diplomé de
Sciences Politiques à l'Université de Bologne
où
il se spécialise en Histoire moderne et contemporaine. Il a
publié des livres et des essais historiques, avant de se
consacrer à la littérature fantastique. Il est
également auteur de romans policiers, correspondant du Monde
Diplomatique et président de l'Archive Historique de la
Nouvelle
Gauche “ Marco Pezzi ” de Bologne. Valerio Evangelisti est mort à Bologne le 18 avril 2022. |
|
|
Tout
ce que nous voulons, c'est de l'argent, et nous faisons fi de toute
règle. Nous nous emparons de tout et vendons de tout, y
compris
des hommes. Nous sommes le futur, et personne ne nous
arrêtera.
☐
p. 160 |
Les Frères de la Côte qui ont hanté la
mer Caraïbe au XVIIe
siècle n'ont cessé, depuis, de fasciner
l'imaginaire
occidental. Historien de formation, Valerio Evangelisti s'appuie sur
une solide documentation, sans brider sa liberté de
romancier,
pour étayer un récit d'aventures qui met en
scène
pirates, flibustiers et boucaniers à l'époque
où
leurs intérêts et ceux du roi de France
commençaient à diverger.
C'est l'occasion, sous la
trame romanesque, d'une dénonciation rigoureuse,
argumentée et illustrée, du mythe de la
contre-société égalitaire qui se
serait
instaurée sur l'île de la Tortue, base
opérationnelle des Frères de la Côte au
large de la
côte nord d'Hispaniola.
Les
dialogues que Rogério
de Campos — héros de la
fiction — noue
avec plusieurs figures historiques de l'époque
— Raveneau de Lussan et Alexandre Exquemelin
entre autres — éclairent progressivement
le
dévoiement d'une quête de liberté au
terme de
laquelle ne subsistent que les pires excès de
l'appétit
de pouvoir et de richesse : « L'île de la Tortue
semble un paradis. De fait, c'est un enfer ».
|
EXTRAIT |
Tandis qu'il buvait et essayait de contrôler le
vertige qui
l'assaillait, Rogério répéta
à voix haute
le fruit de ses pensées :
« Quelle
étrange île que Tortuga ! On pourrait la
croire
patrie de la liberté, alors qu'au contraire tout y est
basé sur l'esclavagisme, des Noirs comme des Blancs. Je ne
parviens pas à réconcilier ces contradictions.
— Et pourtant c'est possible, si on y
réfléchit bien. » Exquemelin
se massa les
tempes, signe qu'il ne se sentait pas si bien, lui non plus.
Heureusement, on leur apporta alors des tranches de sanglier
rôti
encore saignantes. « La
société de l'île
est fondée sur l'argent ; elle n'a pas d'autres valeurs. On
risque sa vie pour de l'or et on passe le reste de son temps
à
le dépenser. Avec cet or, on achète des hommes,
des
femmes, des bêtes, des objets, des marchandises que l'on
consomme
en hâte avant de mourir. Il n'existe pas d'autres lois.
Voilà ce qui engendre cette sensation de liberté
qui
donne parfois le tournis. On tue pour gagner, on gagne pour
dépenser. Puis on retourne tuer, jusqu'à ce qu'on
soit
à son tour tué par quelqu'un de plus fort. Les
flibustiers qui meurent dans leur lit se comptent sur les doigts d'une
main. Et ceux qui meurent riches sont encore moins nombreux. L'or
qu'ils ont accumulé est déjà
passé dans
d'autres mains. La seule éthique de la Tortue est :
" Homo
homini lupus ". »
Rogiéro avait la bouche pleine. La viande de
sanglier
était savoureuse, quoique un peu dure. Grillée
à
l'extérieur, tendre et saignante à
l'intérieur. Du
poivre et d'autres épices en exaltaient le fumet.
« Je ne suis pas totalement d'accord, objecta-t-il.
Il me
semble que c'est plutôt la fraternité qui
prévaut
parmi les aventuriers, comme du reste parmi les boucaniers.
— C'est ce qu'ils croient, eux aussi, et ils s'en
félicitent. La vérité est qu'il s'agit
d'une sorte
de fraternité entre loups. Ils se montrent
résolument
hostiles envers ceux qui n'appartiennent pas à leur meute.
Le
calcul qui les réunit est simple : pour chasser, il
leur
est indispensable de se regrouper.
— Tout compte fait, ils m'ont
plutôt semblé très religieux.
— Voilà encore une autre illusion. Parmi
les
nombreuses choses qu'ils achètent, tant qu'ils ont de
l'argent,
il y a la grâce de Dieu. L'Olonnais et Michel le Basque
élevaient des églises, certes, mais
après avoir
violé tous les commandements divins
possibles … Mais
il est inutile que je continue, vous m'aurez compris. L'île
de la
Tortue semble un paradis. De fait, c'est un enfer. »
☐
pp. 226-227 |
|
COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « Tortuga »,
Milano : Mondadori (Strade
blu), 2008
- « Tortuga »,
Paris : Rivages (Rivages
poche, 797), 2013
|
|
- Gilles
Lapouge, « Pirates,
boucaniers, flibustiers »,
Paris : Éd. du Chêne, 2002
- Jean-Marie
Quéméner, « La
république des pirates »,
Paris : Plon, 2019
- Zoé
Valdés, « Louves de mer »,
Paris : Gallimard (Folio, 4436), 2007
|
|
|
mise-à-jour
: 21 avril 2022 |
|
|
|