Expérience et
pauvreté : Walter Benjamin à Ibiza
(1932-1933) / Vicente Valero ; traduit de l'espagnol par Juan
Vila. - Rodez : Le Rouergue, Chambon, 2003. -
188 p. ; 23 cm. - (Les Incorrects).
ISBN 2-84156-519-X
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Regard porté sur une rencontre rare, ce livre ouvre deux
perspectives : vers Walter Benjamin, penseur
« majeur » du XXe
siècle, et vers Ibiza, une île qui
« avait préservé son
caractère ancien ».
Fort d'une connaissance intime
de l'histoire et de la géographie d'Ibiza, où il
est né en 1963, Vicente Valero met en lumière les
deux séjours qu'y fit Benjamin, d'avril à juin
1932, puis de mars à septembre 1933. D'emblée
s'impose le contraste de l'un à l'autre. En 1932 Benjamin
semble s'épanouir au contact d'une terre comme
épargnée par le temps mais, quand il y retourne
en 1933, les prémices d'une évolution fatale sont
partout sensibles — l'île est en passe
d'être rattrapée par l'histoire. Benjamin peine
à y retrouver la
sérénité ; amitiés
et amours se délitent, l'errance autrefois
légère se fait pesante.
Pour Benjamin comme pour tous
ceux, autochtones ou visiteurs, qui résidaient alors
à Ibiza, le retrait insulaire est clairement
menacé. Vicente Valero signale l'emprise allemande dans
l'île, et sa radicale disparité où se
mêlent artistes exilés, souvent juifs comme
Benjamin, et, jusque dans l'entourage le plus proche de ce dernier,
agents nazis. La polarité historique du microcosme insulaire
s'est inversée ; après avoir
reflété l'image d'un monde immémorial,
Ibiza peut prétendre au statut de laboratoire d'un avenir
proche et inquiétant.
Benjamin pourtant ne cesse,
jusqu'aux derniers jours de son ultime séjour, d'observer
l'île, ses paysages et ses habitants, les visiteurs qui,
comme lui, y prennent durablement ou non leurs habitudes. Les effets
les plus minimes en apparence de l'insularité retiennent son
attention : “ il semble,
écrit-il, qu'il n'y a ici de service postal
véritablement européen qu'une fois par semaine,
de sorte qu'on a le temps de bâtir de longues
lettres ”.
Peut-être est-ce
dans sa correspondance que se retrouvent les échos les plus
riches de son séjour ibizan, comme dans cette lettre du 10
juin 1933 adressée à Gretel Karplus (son amie
depuis 1928, qui se maria avec Adorno) : “ Nous
sommes partis de bon matin à cinq heures avec un
pêcheur de langoustes et l'on a commencé par
rôder trois heures sur la mer, où nous avons tout
appris de l'art d'attraper les langoustes. […] Puis on nous
déposa dans une crique inconnue. Et là s'offrit
à nous une image d'une perfection si accomplie qu'il se
produisit en moi quelque chose d'étrange mais qui n'est pas
incompréhensible ; c'est qu'à proprement
parler je ne la voyais pas ; elle ne me frappait
pas ; sa perfection la mettait au bord de
l'invisible ”.
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EXTRAIT |
Ceux qui connurent Paul Gauguin 1 à Ibiza, se souviennent encore de lui
comme d'un jeune homme timide et aimable, silencieux et attentif. Un
solitaire de plus parmi tous ceux qui étaient
arrivés sur l'île ces
années-là, en quête de paix et d'un
paysage splendide. Il resta presque deux ans à San Vicente,
ce petit village difficile d'accès […]. Et, d'une
manière toute particulière, il finit par faire
partie, sans s'en douter, de la liste des connaissances de Walter
Benjamin à Ibiza. Le paysage « secret et
mystérieux » de l'île admettait
de telles possibilités.
L'agréable impression que le jeune
Gauguin fit à Benjamin est évoquée
tout d'abord […] dans [une] lettre adressée
à Gretel Karplus. Mais elle le fut aussi, par la suite, dans
deux […] récits qu'il écrivit
probablement au cours des deux derniers mois de son séjour
à San Antonio : En regardant passer le
corso, échos du carnaval de Nice et La
Main heureuse, une conversation sur le jeu
[publiées dans le recueil Rastelli raconte …].
Le protagoniste de ces deux récits est
un « sculpteur danois », un
curieux et attrayant personnage inspiré par Paul Gauguin, y
compris physiquement, car il était lui-même un
« petit homme sec, mais non sans beauté,
dont la chevelure bouclée avait quelques reflets
roux ». Benjamin ne donne pas de nom à ce
personnage dans aucun des deux récits, il s'y
réfère toujours en l'appelant
« le Danois », mais dans En
regardant passer le corso il va un peu au-delà
dans sa description et en esquisse un rapide portrait. Celui-ci semble
non seulement se rapporter au Paul Gauguin qu'il avait connu
à Ibiza, avec qui il avait partagé de longues
promenades dans des paysages nus et secrets et qui semblait lutter
contre l'influence de la peinture de son grand-père, mais
aussi à d'autres
« îlomanes » convaincus
qu'il avait rencontré sur cette île à
cette époque. Enfin, il appartenait, comme
l'écrit Benjamin, « à cette
bizarre race d'hommes qui passent le plus clair de leur vie dans les
îles et ne se sentent jamais tout à fait chez eux
sur le continent ».
☐ pp. 133-134
1. |
Paul
René Gauguin
(1911-1976), petit-fils du peintre. |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- Walter
Benjamin,
« Écrits
autobiographiques », Paris : Christian
Bourgois (Choix-essais), 1994
- Walter
Benjamin,
« Rastelli
raconte … et autres récits »,
Paris : Seuil (Points, P13), 1995
- Walter
Benjamin,
« Écrits
français », Paris :
Gallimard (Folio essais, 418), 2003
- Walter
Benjamin
et Gretel [Karplus] Adorno, « Correspondance »,
Paris : Gallimard (Le Promeneur), 2007
- Walter
Benjamin, « Récits d'Ibiza, et autres
récits » trad. et introd. de Pierre
Bayart,
Paris : Riveneuve, 2011
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mise-à-jour : 2
juillet 2020 |
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