Edwige Danticat

Créer dangereusement : l'artiste immigrant à l'œuvre

Grasset

Paris, 2012

bibliothèque insulaire

   
Haïti
parutions 2012
Créer dangereusement : l'artiste immigrant à l'œuvre / Edwige Danticat ; trad. de l'anglais par Simone Arous. - Paris : Grasset, 2012. - 224 p. ; 21 cm. - (Documents étrangers).
ISBN 978-2-246-78909-3
En Haïti, la même expression lòt bò dlo, l'autre bord de l'eau, pouvait être utilisée pour qualifier l'éternelle après-vie aussi bien que l'éventuelle destination de l'émigré. Il est parfois impossible même pour ceux d'entre nous qui sont du même côté de lòt bò dlo de se rencontrer.

p. 117

Entre Haïti où elle est née et les Etats-Unis où elle vit depuis l'âge de douze ans, Edwige Danticat fait entendre les voix étouffées de celles et ceux qui ont accompagné son parcours. Voix du père évoquant sur son lit de mort les livres et représentations théâtrales qui ont soutenu l'ardeur d'un peuple harassé par une dictature sanglante ; voix de la tante Ilyana qui n'a connu d'autre horizon que Beauséjour dans la province de Léogâne, si loin de Port-au-Prince ; voix du cousin Marius, mort à Miami du sida — move maladi —, loin des siens et sans soins faute de papiers en règle.

Aux voix proches se joignent celles d'écrivains et artistes d'aujourd'hui ou d'hier : Jean Dominique journaliste assassiné en avril 2000 et sa fille la romancière Jan J. Dominique ; Marie Chauvet et Jacques Roumain — découvert sur les rayons de la Brooklyn Public Library ; Basquiat et Hector Hyppolite entre qui se noue un dialogue imaginaire ; Albert Camus qui a inspiré le titre du recueil : créer aujourd'hui, c'est créer dangereusement lit-on dans son discours de réception du Prix Nobel (1957) ; et Sophocle qui, adapté en créole par Franck Fouché et Félix Morisseau Leroy, a accompagné toutes les résistances.

Partagée entre terre natale et terre d'exil, nulle part chez elle, chez elle partout, Edwige Danticat assume pleinement l'exigence exprimée par les voix qu'elle accueille et relaie : porter témoignage, fût-ce au plus haut risque ; parler au nom des douleurs muettes. Son ami Junot Díaz ne dit pas autre chose : « un écrivain est un écrivain parce que, même quand il n'y a pas d'espoir, même quand rien de ce que vous faites ne semble à la hauteur de vos ambitions, vous continuez malgré tout d'écrire » (p. 178).
NOTE DE L'ÉDITEUR : S'inspirant de l'essai homonyme de Camus, Edwige Danticat brosse le portrait d'artistes immigrés et d'intellectuels de tous pays, partagés entre la démocratie et la dictature, entre la liberté et la répression, entre la dette qu'ils ont envers leurs pays d'accueil et le sentiment de culpabilité qu'ils nourissent envers le pays de leurs racines, victimes de crimes qui les ont poussé à fuir, mais qui continue de hanter leur art. Portrait, mais aussi témoignage d'une situation politique qui perdure en Haïti. Histoire personnelle, mais aussi réflexion sur la création en exil, apportant la preuve qu'il n'est de vraie patrie, pour l'écrivain, que la littérature.
EXTRAIT    Alors que c'était un crime de ramasser dans la rue un corps couvert de sang, des écrivains haïtiens firent découvrir à leurs lecteurs Œdipe Roi et Antigone de Sophocle, réécrits en créole et situés dans un contexte haïtien par l'auteur dramatique Franck Fouché et le poète Felix Morrisseau Leroy. Ils s'y risquèrent, dans un exercice d'équilibre périlleux entre le silence et l'art.

   Comment écrivains et lecteurs peuvent-ils se rencontrer dans ces circonstances ? Lire, comme écrire, est dangereux dans de telles conditions, c'est désobéir à une directive. Le lecteur, notre Eve, est averti des conséquences éventuelles s'il mange cette pomme, ou se risque à y mordre.

   Comment ce lecteur trouve-t-il le courage d'y goûter, d'ouvrir ce livre-là après une arrestation ou une exécution ? Bien sûr, il ou elle peut le puiser dans la force des voix étouffées des autres lecteurs, mais également dans la témérité de l'auteur qui, le premier, a osé s'avancer, osé écrire ou réécrire.

   Créer dangereusement, pour ceux qui lisent dangereusement. Voilà ce qu'a toujours signifié pour moi être écrivain. Ecrire, c'est savoir que, même si vos mots peuvent paraître ordinaires, un jour, quelque part, quelqu'un peut risquer sa vie en les lisant. Venant d'où je viens, avec l'histoire que j'ai — ayant vécu mes douze premières années sous les dictatures de Papa Doc et de son fils Jean-Claude — j'y ai toujours vu un principe commun à tous les écrivains. C'est ce qui, entre autres choses, peut unir Albert Camus et Sophocle à Toni Morrison, Alice Walker, Ossip Mandelstam, et Ralph Waldo Emerson à Ralph Waldo Ellison. Quelque part, aujourd'hui ou dans un futur qu'il nous reste à imaginer peut-être, quelqu'un peut risquer sa vie en nous lisant. Ou nous pouvons aussi sauver une vie, parce qu'ils nous auront donné un passeport, faisant de nous les citoyens honoraires de leur culture.

   (…)

   On peut interpréter de multiples façons ce que signifie créer dangereusement, et Albert Camus, comme Ossip Mandelstam, suggère que c'est créer en révolte contre le silence, quand à la fois le créateur et le spectateur, l'écrivain et le lecteur, se mettent en danger, désobéissent à une directive.

pp. 20-22
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
  • « Edwige Danticat, a reader's guide » ed. by Martin Munro with a foreword by Dany Laferrière, Charlottesville : University of Virginia press, 2010
Sur le site « île en île » : dossier Edwige Danticat

mise-à-jour : 5 juillet 2012

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