MON
JOURNAL DE LA SEMAINE
Enrayer
la violence en Corse
Par
PATRICK CHAMOISEAU
Né
à Fort-de-France en 1953, Patrick Chamoiseau a
publié son premier roman, « Chronique des
sept misères », en 1986. Il a
reçu un prix Goncourt remarqué en 1992 pour
« Texaco »,
chronique à la fois lyrique et réaliste d'un
bidonville martiniquais. Outre des souvenirs, « Une
enfance créole » (vol. 1 et 2), Patrick
Chamoiseau est également l'auteur d'essais:
« Eloge de la
créolité » et
« Les autres
créoles », signés en compagnie
d'Edouard Glissant, ainsi qu' « Ecrire en pays
dominé ».
Libération :
Samedi 27 et Dimanche 28
novembre 1999
Attentats
en Corse. Les bombes, cette fois, ont explosé en plein jour.
Des blessés. L'émoi et la dénonciation
sont unanimes. C'est vrai que nous ne pouvons que ressentir un
sentiment d'horreur face à ces terreurs aveugles qui
s'abattent en sortant d'un autre âge. Beaucoup de
nationalistes corses ont condamné ces attentats, d'autres se
son tus. Et tout le monde est embarrassé. On peut maintenant
prévoir ce qui va se passer: la condamnation sans appel de
la violence et un renforcement significatif des forces de
répression. Sans doute aussi, de manière
souterraine, quelques négociations d'État visant
à neutraliser rapidement les accès de
colère. Et les choses vont continuer ainsi, entre
anesthésies temporaires, éclats, bavures, et
sillonnements soudains de terreur
déréglée.
Pourtant, la vraie question est la suivante: comment enrayer une telle
violence? Je suis assez frappé de voir comment les vieilles
démocraties occidentales et
singulièrement la France qui en la matière fait
figure de lumière s'accomodent de la situation qui
est faite à certains peuples qui vivotent dans leur ombre.
Il est sûr que toute violence est condamnable. Que devant les
blessés frappés à l'aveugle, on ne
peut que se sentir solidaire et d'essence
étrangère à cette crachée
barbare. Mais, lorsqu'on entend cela depuis les Antilles, là
où palpite encore (sous le régime de
dépendance et d'assistanat
généralisés) un reste de fibre
nationaliste, on ne peut que se sentir un peu Corse, et même
terriblement Corse: je veux dire, frère de cette
âme, de cette histoire, de ces traditions, de ce ban
d'imaginaire, de ce devenir singulier, qui cherche la voie d'une
verticale restauration.
Alors,
j'épelle ceci depuis la Martinique: condamner, c'est
précieux, envisager est d'autant nécessaire. Il
est très regrettable aujourd'hui de ne pas tenter d'enrayer
le problème en arguant de la présence (sur la
table des négociations) des éclats de violence.
Quand on voit les interminables négociations entre
Israéliens et Palestiniens; quand on sait comment et combien
de compromis ont été passés, comment
des courages, des décisions et des audaces se sont tendus
entre des gerbes de flammes; quand on sait combien de justes ont
payé de leur vie le désir de briser cette spirale
infernale; quand on sait comment des hommes de guerre et de paix ont
veillé à ne pas se laisser immobiliser par les
violences extrémistes; quand on les a vus avancer pas
à pas, et espérer que ce pas va modifier l'amadou
délétère où s'est
alimentée la flambée de violences: on ne peut que
mesurer le chemin parcouru avec admiration. De chaque
côté, les injustices, les haines, les morts et les
rancœurs se sont accumulées. Elles
pèsent sur les mémoires. Elles
oblitèrent les consciences. Elles altèrent (et
pour longtemps) toute sérénité.
Malgré cela, des hommes ont continué: on les a
vus (éclaboussés par les flammes et par le sang)
chercher la petite perle de paix, le petit pas nouveau, la
décision cruciale, risquer un geste derrière un
autre. En fait, on les a vus — agissant — refuser
la violence.
La
violence est un écosystème. Un
équilibre à moitié clos, incertain,
qui a besoin d'un oxygène particulier, et d'une spirale de
conditions particulières. Condamner sans agir, c'est lui
laisser son biotope infernal. Réprimer sans agir est de
même nature, et c'est même le nourrir, car toute
violence ne fait qu'attiser la violence.
L'agir,
ici, ne peut être qu'un écart
déterminant qui invalide l'écosystème
pervers. C'est une folie de se cacher derrière la folie des
extrémistes pour justifier le non-agir. Le vrai courage
n'est pas de simplement dénoncer la violence, ou de
répondre à la violence par un surcroît
de violence légale. Le vrai courage, l'agir
véritable, est dans la tentative d'appréhender la
vraie difficulté, de s'obliger à regarder
l'étoile: je veux dire les principes.
Et
quels sont les principes? Ils sont ceux des Droits des Hommes, des
Droits des peuples à disposer d'eux-mêmes,
à garder main sur l'aviron de leur destin, à
choisir en pleine souveraineté les
interdépendances qui leur seront nécessaires pour
exister au monde. Pour refuser de fixer ces principes, on invoque
souvent le vieux crédo démocratique. Les Corses,
dans leur majorité, ne veulent pas de
l'indépendance, dit-on. Les indépendantistes y
sont minoritaires comme dans ces pays que l'on appelle Dom-Tom. C'est
vrai. Mais c'est aussi vrai que la conscience n'a jamais
été la plus grande part de l'esprit, qu'elle est
toujours minoritaire, toujours la plus fragile. C'est vrai aussi que,
dans tous les âges des hommes, dans les périodes
les plus sombres, quand les droits les plus
élémentaires ont été
piétinés, c'est vrai que les
résistants et les justes n'ont jamais
été les plus nombreux.
Je
pense à la terrible solitude de Charles de Gaulle
à Londres. Je pense aux résistants
français que n'importe quel bon samaritain
démocratique aurait pu balayer avec un simple
référendum. Je pense aux grands moments des
histoires des peuples, là où la
liberté a surgi de la manière la mieux
fondée, et où ceux qui étaient dans le
vrai étaient minoritaires, et donc vaincus d'avance par
l'addition électorale. Combien de Pieds-noirs me
répètent encore à l'envi que les
Algériens ne voulaient pas de l'indépendance, et
qu'un référendum aurait invalidé le
FLN après les feux de la Toussaint. Je leur dis (tout
doucement) que le FLN était validé par des
principes démocratiques que les principes
démocratiques ne peuvent invalider. Je leur dis qu'aucune
lumière ne saurait invalider le soleil.
La
démocratie nous est un bien précieux; c'est le
moins mauvais des systèmes que nous avons appris
à opposer aux dictatures minoritaires. Mais la
démocratie est un organe vivant. Ce n'est pas un lac, c'est
un océan de forces contraires d'autant plus sain qu'il
bouillonne à une température proche de sa
dissolution. C'est un ensemble brûlant. Il n'y a pas d'acquis
en démocratie, il n'y a que de la lutte, que de la
vigilance, que le souci d'être attentif au juste, au bon, au
vrai. Et, même si le système
démocratique permet non seulement la parole contraire,
l'expression d'un discours différent, mais aussi la
contestation selon des voies légales, cela ne suffit pas
pour exempter le dirigeant d'une vigilance sur les
réalités de ce champ de force. Le
démocrate, plus que tout autre, doit distinguer les
brûlures, couver les flammes, deviner dans les marges les
cris et les douleurs, soupeser les horreurs aveugles qui sont toujours
des réactions désespérées
face à une terreur omnipotente. Quand les hommes parviennent
à de telles extrémités dans un
système démocratique, je m'efforce de me dire que
ce n'est pas de la pure démence, que c'est un signe, un
appel, un espace génésique (et
générique) des grands conflits de demain. Je sais
aussi que c'est dans ces lieux agités (ces
biocénoses imprévisibles) que germent le plus
souvent les élans du futur.
Mais
il n'y a pas que la violence comme signe, il y a aussi le silence
médusé. Je suis assez
étonné de voir à quel point les
intellectuels français, et toute l'intelligentsia
parisienne, si sensible aux horreurs du monde, aux dominations, aux
oppressions diverses, peut s'accommoder aussi facilement de ce
sigle-paquetage (Dom-Tom) où l'on a
anesthésié (sous opercule
démocratique) des peuples entiers. Des peuples
échoués dans l'assistanat et la
dépendance. Des peuples qui servent de machines à
consommer. Peuples déresponsabilisés,
gavés de subventions, de protections, de
décisions élaborées à des
milliers de kilomètres. Un système terrible (et
silencieux) où les fourches de la sujétion
ressemblent à des arches d'émancipation, de
progrès, et de modernité branchée. On
pourrait éplucher toute la pensée
française du XX° siècle sans trouver une
seule ligne qui refuserait l'idée Dom-Tom.
Les
dirigeants français qui se promènent aux
Antilles, doivent être étonnés de ne
pas trouver la moindre idée, le moindre projet d'ensemble,
quelque chose qui donnerait du sens aux milliards
déversés de manière hyperbolique dans
un système qui les transforme là-même
en poignées d'inertie et de passivité. La
dépendance-assistanat ne génère que de
la dépendance et plus encore d'assistanat. Il faut savoir
comment les commissaires européens se désolent de
voir repartir (faute d'idées, de dynamisme et d'intentions
qui puissent les mobiliser) les crédits structurels
alloués à nos pays. Durant la dernière
réunion de la communauté européenne
à Fort de France, on a vu un haut responsable
européen distribuer des bons points afin de signaler que,
pour une fois, près de 90% des crédits
alloués avaient été
utilisés, et enjoindre tout un chacun à fournir
un effort pour tout avaler avant la prochaine manne. Et nos
responsables gestionnaires de s'empresser de chercher dans leur fonds
de tiroirs ce qui pourrait capter le reliquat critique; ils vont
certainement trouver mais tout cela n'a pas d'âme, car tout
cela n'a pas besoin d'âme.
Un
autre signe, bien plus consternant, durant le passage de M. Jospin, de
nombreux élus martiniquais ont
réclamé, à cors et à cris,
de disposer de pouvoirs d'intervention dans les Caraïbes, de
pouvoir avancer avec ces peuples qui constituent notre berceau naturel
et tenter de mieux s'inscrire dans les processus de mondialisation en
cours. Des promesses leur ont été faites par le
Premier Ministre. Mais, deux jours après cette visite
officielle, le Conseil Régional organisait une rencontre
entre les économistes de la Caraïbe pour
échanger leurs expériences, et définir
un projet d'ensemble, pas un des élus en question n'a mis le
pied dans ce colloque. Personne de ceux qui réclamaient
à gorge déployée un pouvoir dont ils
ne savent en réalité que faire.
Pour
la Corse, comme pour nos pays, des évolutions statutaires
sont nécessaires. De vrais pouvoirs doivent être
résolument envisagés, pas des astuces qui ne
visent qu'à préserver des postes
d'élus et de petites prérogatives gestionnaires.
Patrice Lumumba disait aux Belges que l'indépendance ne se
donne pas, elle se prend. C'était au temps où les
peuples n'étaient pas dominés par leur
imaginaire. Aujourd'hui, ceux qui ont charge de décision,
doivent s'en tenir aux principes. On ne peut pas organiser un peuple en
ses lieu et place. On ne peut pas le
«Développer» sous les courroies de la
tutelle. On ne peut pas penser son destin à sa place en
faisant mine de croire que ses renoncements (nés justement
de la sujétion) sont l'expression la plus pure d'une
volonté profonde. La volonté profonde de tout
homme, de tout peuple, de toute communauté quelle qu'elle
soit, c'est d'être libre, de sentir son génie
éclabousser son lieu et l'inscrire dans le monde. C'est de
s'épanouir autonome dans le choix de ses amitiés,
de ses partenaires, de ses interdépendances. Aucun homme
d'État ne saurait renoncer à cela pour un peuple.
Dans
les années 60, alors que les guerres coloniales de Vietnam
et d'Afrique avaient secoué les consciences occidentales,
les hommes d'État occidentaux avaient dû prendre
des décisions courageuses, lucides, dans le sens de
l'Histoire qui veut que les peuples soient libres. Et, même
si ces libertés ont avorté en dramatiques
échecs, ces peuples se trouvent aujourd'hui dans des
situations plus saines que celles qui auraient
découlé d'une sujétion directe. Mais
ces décisions (déjà pas
évidentes à cette époque
malgré la violence ouverte des oppressions) semblent
brouiller celles qu'il faudrait prendre aujourd'hui. Ce qui, depuis la
Corse et nos pays, hèle la conscience des responsables, ce
ne sont plus des guérilleros organisés autour
d'un vaste rêve: ce sont ces sillons de violence sporadique,
des actes soudain désespérés
enchâssés dans des silences
sidérés ou des désirs d'assimilation
et d'auto-disparition névrotique. Ce qui doit lanciner,
c'est le marasme des esprits brisés, ces grandes zones en
friche de toute idée, de tout projet, de toute
énergie. Ce qui doit affliger, c'est cette aptitude
à la débrouillardise, au cumul
détourné des aides, aux stratégies
stériles pour leur assurer une douteuse
pérennité. Aux Antilles, cela fait plus de vingt
ans que la banane est condamnée, plus de vingt ans qu'elle
ne dispose d'aucune équation commerciale, plus de vingt ans
que le moindre souffle d'air renverse des hectares entiers; et plus de
vingt ans que l'intelligence des planteurs est vouée
— non pas à la recherche d'un plan de transition
pour se trouver des niches commerciales véritables
— mais au maintien irrationnel de la protection tous azimut,
de la subvention automatique, de l'avance diligente, des cadeaux de la
détaxe et de la défiscalisation. Le discours
commercial aux Antilles est celui de la mendicité
élevée au rang de lucidité
économique, de la perfusion sanctifiée
«projet de développement». Et la
situation est si désastreuse que les patrons (comme un peu
partout dans le monde à pensée
libérale) régressent à grande vitesse.
Refusent de négocier, remettent en cause le droit de
grève, essaient de licencier des
délégués syndicaux,
s'évertuent à obtenir des Préfets de
passage qu'ils envoient la mitraille au moindre mouvement de
travailleurs. C'est cela qui sert de réflexion
économique et de projet. La lucidité
économique ne vise qu'à s'inscrire pour toute
l'éternité dans le courant des transferts massifs.
C'est
un syndrôme. Il est pour l'instant silencieux mais il
contient lui aussi ses germes de violence.Et c'est pourquoi je ne me
suis jamais abandonné au sigle Dom-Tom. Je ne suis pas un
Domien. Ni un Tomien. J'ai toujours considéré
qu'il fallait une belle dose de mésestime de soi et
d'obscurcissement de toute dignité, pour désigner
son pays, ses histoires, sa culture, sa projection vers le monde, avec
un sigle de cette nature. Je ne me suis jamais
considéré non plus comme un
« ultra
périphérique », car je sais
que tout homme, et encore plus tout peuple, doit charroyer son centre
en soi. Le monde a changé. Les vieilles centralisations en
nations closes, en empires sourds et en métropoles
orgueilleuses a vécu. Les Centres effectifs et les
désirs de Centres sont potentiellement multiples. Le divers
des identités devenu fluides, des langues et des peuples qui
se rencontrent et s'informent mutuellement, est une donnée
active de nos consciences. La relativisation
généralisée des imaginaires augmente
nos clairvoyances sur le risque d'une standardisation
générale. Nous pouvons désormais
penser une Unité humaine qui n'est pas l'unicité.
Une France où la France serait riche de la Corse, et la
Corse heureuse d'être souveraine en France. Une France riche
de ses rapports ancestraux avec les peuples de ses anciennes
colonies ? Nous pouvons concevoir des communautés
harmonieuses qui tirent leur cohésion complexe et leur
solidité du respect de leurs diversités, qui se
nourrissent du chatoiement des langues et des manières, des
terroirs, des histoires, et des richesses identitaires. Nous savons que
les empires s'effondrent toujours car ils
génèrent en eux-mêmes et autour d'eux,
trop de silences de toutes natures.
Pour
enrayer la violence, il faut inscrire son geste à cette
exacte place. Le calme policier n'est pas l'ordre des peuples. La
violence de Corse ou l'anesthésie provisoire des Antilles,
n'est que le signe d'un déficit politicien. Le
symptôme de principes asphyxiés. L'indice d'une
démission de la vraie Politique. Les meilleurs amis de la
France sont les indépendantistes de Corse, de Bretagne, des
Antilles, de Nouvelle Calédonie, de La
Réunion ... car ce sont les seuls qui
refusent un rapport de sujétion pour entrer dans la
fraternité vraie, le partenariat respectueux,
l'échange complexe où l'on se change sans
déperdition et sans amputation. Où l'on
s'humanise mutuellement. Dessous l'horreur des bombes aveugles
— et ce refus sans faille que je leur oppose —
j'entends cet appel vers un plus d'humanisation, un mieux de courage
politique. Je suis un Corse car je suis Antillais. Et je suis tout cela
parce que je suis un Homme.