Ce texte d'Andrea Camilleri (traduit en français par Régine Cavallaro)
a été publié dans Le Monde (15 juin 2007) ; l'original en italien est paru
dans La Repubblica.

En Sicile, une société américaine veut effectuer des forages pétroliers à proximité des chefs-d'œuvre du baroque

Sauvons le Val di Noto !
par Andrea Camilleri
 
 

Comment réagiraient les Milanais si on leur disait qu'il y avait un projet de recherche pétrolière juste devant le Dôme ?

Et les Vénitiens, s'ils apprenaient qu'on voulait creuser sous la place Saint-Marc ? Et les Florentins supporteraient-ils la vue de foreuses face à l'église Santa-Croce ? Et que diraient les habitants de Rome si l'on excavait entre les Forums impériaux et le Colisée ? Et ceux de Gênes, de Turin, de Vérone ou du lac de Garde si l'on cherchait du pétrole à l'emplacement de leurs plus beaux sites ? Ne se sentiraient-ils pas blessés et meurtris au plus profond de leur être ?

Eh bien, c'est exactement ce qui se passe en Sicile, dans une région qui a pourtant été déclarée patrimoine mondial de l'humanité par l'Unesco : le Val di Noto, où le destin et l'histoire ont voulu rassembler les inestimables, uniques, immenses chefs-d'œuvre du baroque tardif.

Il y a quelques années, en effet, la société pétrolière américaine Panther Eureka a été autorisée, par l'ancien adjoint de l'industrie de la région, à effectuer des forages à la recherche d'hydrocarbures. Au cas où les prospections s'avéreraient positives (positives pour Panther Eureka, naturellement), une concession d'exploitation du gisement a même été prévue.

En clair, cela signifie détruire, d'un seul coup d'un seul, paysage et histoire, culture et identité, beauté et harmonie. En somme, le meilleur de nous-mêmes. Tout ça à cause d'une sordide manœuvre d'enrichissement de quelques-uns que l'on voudrait faire passer pour une action nécessaire et indispensable pour tous.

En outre, on porterait un coup fatal à la reprise du tourisme, anéantissant les efforts et les initiatives (comme la construction de l'aéroport Pio La Torre à Comiso) visant à soutenir l'industrie touristique qui, en Sicile, reste encore entièrement à développer.

Le début des travaux avait pourtant été stoppé en 2003 par le gouverneur Salvatore Cuffaro, sur proposition de l'adjoint des biens culturels de l'époque, Fabio Granata, d'Alliance nationale, monté en première ligne dans cette bataille. Mais a commencé alors le ballet typiquement italien de recours au tribunal administratif, de rejets, d'annulations, de renouvellements, de suspensions temporaires, de votes secrets et de vices de forme, mais aussi de manœuvres politiques souterraines qui ont débarrassé le terrain de ses plus fervents opposants.

Malheureusement, on sait bien comment ce genre de ballet se termine chez nous : par la victoire du plus fort économiquement au détriment des plus honnêtes, de ceux qui respectent l'environnement et acceptent les lois. Et, quand il s'agit de dépenser de l'argent pour parvenir à leurs fins, les Texans ne plaisantent pas.

Voulons-nous, pour une fois, renverser ce résultat prévisible et faire triompher l'indignation, la protestation et l'horreur (oui, l'horreur) de tous, quelles que soient nos opinions politiques personnelles ?

Pour notre propre dignité d'Italiens, mettons tout en œuvre pour révoquer de manière irréversible cette concession réprouvée et faisons en sorte de rendre définitivement impossible toute initiative ultérieure visant à violer et détruire, dans toute l'Italie, nos petits et superbes paradis — nôtres et inaliénables. 

 

Andrea Camilleri

 

© Le Monde, 2007

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