Eric Auphan
Les îles d'Ecosse entre
réalité et fiction,
Contribution au thème des utopies insulaires
Utopie et géographie
L'Ecosse, avec ses châteaux
hantés, ses whiskies tourbés et ses côtes
embrumées ... Avec aussi ses îles, innombrables,
battues par les vents et les flots, sauvages et pourtant accueillantes,
accessibles et pourtant si lointaines. D'après les dernières
sources démographiques du Royaume-Uni, l'Ecosse compte
encore aujourd'hui 91 îles habitées, ce qui représente
une population et une superficie importantes, mais une densité
d'occupation du territoire très faible (101 966 personnes
sur 10 109 km2, soit environ 10 h / km2). Mais
ces îliens de l'Antique Calédonie, pour qui
l'immense île de Grande-Bretagne fait figure de continent,
occupent une place de choix dans l'inspiration littéraire
et cinématographique britannique. Et si Thomas More, Francis
Bacon et Daniel Defoe étaient Anglais, Robert Burns et
Robert Louis Stevenson étaient Ecossais, tout comme Alexander
Selkirk, le modèle réel du Robinson Crusoé
du roman.
Les régions « celtiques »
de la Grande-Bretagne ont conservé jusqu'à nos
jours une originalité comparable à celle qu'affiche
la Bretagne par rapport au reste de la France. Le droit à
la différence s'exprime par une langue et une culture
toujours vivantes au quotidien et dans de nombreuses manifestations.
Si l'extinction du cornique au début du siècle
a engendré une acculturation de la Cornouailles (processus
qui menace aujourd'hui une grande partie de la Bretagne bretonnante,
et notamment ses îles), la vivacité du gallois et
du gaélique écossais (attestée par des publications
diverses et le tournage de nombreux films pour le cinéma
ou la télévision) prouve que la disparition des
langues régionales n'est pas inéluctable. En ce
début de millénaire qui voit un peu partout dans
le monde les nationalismes s'exacerber, le Royaume-Uni donne
l'exemple d'un Etat pluriculturel. L'Ecosse possède un
littoral très découpé le long duquel abondent
les îles, brumeuses et ventées ... Leur description
sous la plume d'écrivains inspirés ou grâce
à la caméra de cinéastes de talent a profondément
marqué les amoureux des îles armoricaines, leurs
sœurs si proches.
Les préludes insulaires au XVIIIe
siècle : Alexander
Selkirk et Robert Burns
Avec L'Utopie
de Thomas More en 1516, puis La
Nouvelle Atlantide de Francis Bacon en 1627, les Anglais
ont jeté les jalons du roman insulaire moderne. Dans la
première moitié du XVIIIème siècle,
leur prépondérance s'accentue avec la parution
du plus célèbre livre de la littérature
insulaire, qui a une histoire presque aussi passionnante que
les aventures de l'infortuné naufragé. Le point
de départ est la naissance d'un certain Alexander
Selkirk en 1676 à Largo, dans le comté de Fife
en Ecosse. Celui-ci, attiré par les métiers de
la mer, devient maître d'équipage dans la Royal
Navy. Son caractère ombrageux va lui jouer un bien mauvais
tour. Un jour, en pleine mer, il se dispute avec le capitaine
du vaisseau Cinque Ports et demande à être
débarqué sur la première terre rencontrée.
Ce sera l'archipel de Juan Fernandez (du nom du pilote espagnol
qui le découvrit en 1574), au large du Chili, à
650 km à l'ouest de Valparaiso. C'est donc volontairement
que le 7 octobre 1704, Alexander Selkirk débarque sur
la principale île, Mas a Tierra, qui s'étire sur
23 km de long et 6 km de large. Mais le marin a présumé
de sa détermination. Il flanche et supplie l'équipage
de la chaloupe de le ramener au navire. Le capitaine Stradlind
reste sourd aux lamentations du matelot irascible. Celui-ci devra
faire pénitence sur cette terre déserte avec pour
tous biens un fusil, une livre de poudre, un peu de tabac, quelques
instruments nautiques et une Bible ! Il y restera 4 ans
et 4 mois avant d'être recueilli par le corsaire Duque
le 12 février 1709. Le capitaine du vaisseau, Woodes Rodgers,
entreprend de faire connaître son histoire. C'est ainsi
qu'elle parvient aux oreilles de Daniel Defoe. L'auteur anglais,
voulant rompre avec ses pamphlets politiques qui lui valent beaucoup
d'ennemis, a décidé d'écrire un grand roman
sur la base de relations de voyages.
C'est dans ces conditions que
Defoe rencontre Selkirk, selon la légende dans un pub
de Londres. Le premier fait paraître en 1719 La vie
et les étranges aventures de Robinson Crusoé,
le second disparaît en mer en 1721. La célébrité
du personnage fictif a rapidement éclipsé la figure
du marin écossais. Peut-être est-ce parce que le
héros du roman a abordé dans son île après
un véritable naufrage « le 30 septembre 1659 »
et y a séjourné beaucoup plus longtemps que son
modèle : « 28 ans, 2 mois et 19 jours ».
Cependant, l'archipel de Juan Fernandez a gardé le souvenir
des deux. Reconnues propriétés chiliennes en 1855,
les trois îles restent à jamais marquées
par cette histoire : à côté de l'île
Santa-Clara, l'île Mas a Tierra se nomme aujourd'hui l'île
Robinson Crusoé, tandis que l'île Mas a Fuera porte
le nom d'île Alexander Selkirk.
Dès la deuxième
moitié du XVIIIe siècle, Robert Burns
(1759-1796), issu d'une famille de pauvres fermiers, sait puiser
à la source des chansons et légendes de son pays
et compose de magnifiques vers en dialecte écossais. Il
célèbre « la liqueur que l'orge d'Ecosse
sait nous faire » et devient le symbole de la renaissance
nationale face à l'anglicisation de plus en plus étouffante.
Chaque année, le 25 janvier (jour de sa naissance), partout
dans le monde les Ecossais se rassemblent pour lui rendre hommage :
« la nuit du poète » donne lieu
à de joyeuses libations où l'on mange du haggis
(panse de mouton farcie) arrosée de single malt scotch
whisky. Dans l'île de Bute, à l'embouchure de la
Clyde, cette fête prend des allures de cérémonie
maçonnique et de commémoration nationale.
Le chantre des îles au XIXe
siècle : Robert
Louis Stevenson
On ne présente plus aujourd'hui
le livre que Robert Louis Stevenson (1850-1894) fit publier en
1883 et dédia à son beau-fils, dont le dessin naïf
d'une île l'avait inspiré : L'île
au trésor partage avec Robinson Crusoé
la plus haute marche du podium des romans insulaires les plus
célèbres. L'écrivain écossais réussit
là un véritable coup de génie : en
cette fin de XIXe siècle, marqué par la
révolution industrielle, il redonne au public une ouverture
vers le rêve en remontant le temps et en mythifiant l'espace.
Tous les ingrédients sont réunis pour réaliser
le vrai récit d'aventure, simple mais efficace. Le héros
est Jim Hawkins, un enfant qui se trouve aux prises avec un monde
d'adultes peuplé d'officiers de Sa Majesté et de
pirates. Long John Silver constitue la quintessence du « loup
de mer » pour qui le mot « île »
agit comme un philtre magique . En effet, aux XVIIe
et XVIIIe siècles, les îles servent de
repaires aux forbans, flibustiers, boucaniers et autres pirates
qui écument toutes les mers du monde : la « Grande
île » (Madagascar), Hispaniola (Saint-Domingue),
l'île de la Tortue, la Jamaïque, les îles du
Cap-Vert, etc … Rien d'étonnant donc à ce
que des trésors y soient enfouis ! Mais chaque île
déserte peut renfermer son Robinson : Ben Gunn, pauvre
matelot abandonné, remplit ici cette fonction. Le lecteur,
tout comme les personnages du roman, ne peut que succomber à
l'appel des îles, car l'aventure ne répond pas aux
règles de l'utopie. L'île choisie est imaginaire
, mais elle pourrait très bien ne pas l'être :
nombreux sont les « trésors » qui
ont été trouvés dans les épaves des
grands voiliers ou extraits de cachettes ancestrales, fortuitement
ou à l'aide de renseignements très précis.
C'est justement parce qu'il peut devenir réalité
que le rêve est aussi tentant : un trésor caché
reste dans le domaine du possible, alors que l'utopie demeure,
par essence, irréalisable.
L'île au trésor mérite bien entendu plus qu'une
lecture au premier degré. Chaque île renferme son
propre trésor, matériel ou spirituel. Et chacun
peut en fait y découvrir celui qui lui convient. Robinson
Crusoé a rencontré Dieu dans son île, comme
les anachorètes du Moyen Age. C'est également une
communion divine que recherchaient les cénobites pour
leurs implantations monastiques. Or justement, comme l'a expliqué
Peter Anson (voir infra), on ne trouve pas forcément ce
que l'on cherche, mais on ne trouve que si l'on cherche. L'île
se mérite, et en aucun cas ne se réduit à
un asile loin du tumulte du continent. Pour les héros
de Stevenson, le voyage est périlleux mais les dévoile
les uns envers les autres. Le plus important finalement n'est
pas l'argent, mais l'expérience que chacun a retiré
de l'aventure : personne n'est, à son retour, tel
qu'il était lors de son départ, et c'est ce changement
qui représente le vrai trésor. Est-ce en quête
de lui-même que le romancier a quitté son Edimbourg
natal pour finir ses jours sur une île du bout du monde,
dans l'archipel des Samoa ?
Depuis plus d'un siècle,
L'île au trésor a influencé, de façon
évidente ou plus discrète, un nombre incalculable
de romans à orientation insulaire. Signalons simplement
que quelques années après Stevenson, son compatriote
Joseph Conrad (1857-1924), écrivain polonais naturalisé
britannique en 1886, choisit Bornéo, dans les Indes néerlandaises,
comme théâtre d'un grand récit d'aventures :
La Folie-Almayer paraît en 1895. L'action met en
scène un vieil Hollandais qui, pour l'amour de sa fille
unique, projette une expédition sur la trace d'une cachette
de pirates. Mais le trésor reste introuvable et sa fille
le quitte pour le bel héritier d'un radjah … L'histoire
possède tous les ingrédients du genre, mais la
question qui se pose concerne la notion même d'insularité :
une île-continent de 750 000 km2 (quatrième
île du monde par la superficie) entre-t-elle dans la même
catégorie qu'une île 100.000 fois plus petite ?
Les utopistes du XXe siècle : Peter Anson et Tom Steel
Au XXème siècle,
une figure énigmatique fait le lien entre Ecosse et pays
de Galles : il s'agit de Peter Frederick Anson. Né
à Portsmouth le 22 Août 1889 d'un père officier
de la Royal Navy, il rejoint à 21 ans la communauté
bénédictine anglicane de l'abbaye de Caldey, qui
se convertit au catholicisme romain en 1913. Il participe en
1921 à la fondation de l'Apostolat de la mer et
quitte alors son monastère pour devenir aumônier
des marins. Il réside en Ecosse , écrit un livre
sur Saint Brendan et sa navigatio et s'intéresse
à la spiritualité insulaire. En 1970, il revient
à Caldey où la communauté met à sa
disposition une petite tourelle immédiatement voisine
des bâtiments du monastère. De là, tout proche
de sa communauté d'origine, il pouvait voir la mer en
permanence et se consacrer à la peinture. Il meurt le
10 Juillet 1975 à Sancta Maria Abbey, non loin d'Edimbourg,
à l'âge de 86 ans. Figure à peu près
inconnue en France et souvent jugée « excentrique »
en Grande-Bretagne, Peter Anson a tout de même été
fait chevalier de l'Ordre de Saint Grégoire par le pape
Paul VI en 1966 en reconnaissance de son œuvre au service des
marins.
L'abbaye de Caldey, qui se trouve
dans une île privée au pays de Galles, est accessible
grâce à un service régulier de bateaux (en
été uniquement) à partir de Tenby, dans
le comté de Pembroke. Site monastique attesté depuis
le Vème siècle, cette île s'avère
une véritable pépinière de missionnaires.
C'est ici qu'à l'école de Saint Iltud se forment
les saints bretons qui vont évangéliser l'Armorique :
Saint Gildas, Saint Pol, Saint Samson. Caldey représente
donc un exemple très intéressant de christianisme
insulaire, au même titre que Iona dans les Hébrides
intérieures et Lindisfarne dans le Northumberland.
Peter Anson a publié 36
livres consacrés aux rapports entre « foi chrétienne
et milieux maritimes ». Il s'est passionné
en particulier pour le monde des pêcheurs, aussi bien ceux
des îles britanniques que ceux de la péninsule armoricaine.
Malheureusement, ses ouvrages n'ont jamais été
traduits en français et sont devenus totalement introuvables.
En liaison avec notre sujet, nous avons pu en repérer
deux aux références précises. En 1931, Mariners
of Brittany est édité simultanément
en Grande-Bretagne (à Londres), aux Etats-Unis (à
New York) et au Canada (à Toronto) . L'auteur s'y montrait
à la fois un écrivain à la plume perspicace,
un dessinateur au croquis saillant et un fervent amoureux de
la mer bretonne. Séduit par cet « homme de
bonne foi » (selon ses propres termes), Henri Queffélec
décide de lui rendre hommage en reprenant ses dessins
pour illustrer Armor : marins, ports, bateaux de Bretagne
qui paraît en 1975, l'année même de la mort
d'Anson. Les deux ouvrages sont aujourd'hui épuisés,
mais les éditions L'Ancre de Marine à Saint-Malo
ont eu la bonne idée de lancer sur le marché en
1994 une réédition de qualité sous le titre
Marins de Bretagne.
Mais l'aspect le plus original
de la démarche créatrice du moine gallois se trouve
résumé dans une utopie aussi riche dans son contenu
qu'enrichissante dans sa lecture : c'est en tout cas le
jugement que portait Henri Queffélec sur The
brothers of Braemore, petit bijou de littérature
insulaire daté de 1960. Malheureusement, il est pratiquement
impossible aujourd'hui de se procurer cet ouvrage, passé
complètement inaperçu au moment de sa parution.
En 1962, Hélène Lubienska de Lenval en fournit
une analyse et quelques extraits sous le titre Des hommes
attentifs à Dieu dans « La Vie Spirituelle »
(revue publiée par les éditions du Cerf). Un exemplaire
original est offert par Anson lui-même à la bibliothèque
de Caldey Abbey en 1971. Au cours d'un voyage, Pierre-Yves Jourda,
alors recteur de l'île d'Arz, a pu en faire une photocopie
qu'il nous a fort aimablement transmise en 1989. Actuellement,
cet essai, aussi court (61 pp.) que dense, n'a toujours pas été
traduit en français et n'est pas disponible en France
(ce qui est d'ailleurs le cas, nous l'avons déjà
souligné, de toutes les œuvres d'Anson).
L'action se situe dans une île
celtique largement mythique : l'auteur nous indique simplement
qu'elle se trouve au nord de l'Ecosse (donc dans l'archipel des
Orcades ou celui des Shetland ) et qu'il a promis aux frères
de Braemore, membres laïques d'une communauté bénédictine,
de garder le secret sur l'emplacement exact de leur île.
Nous apprenons (p. 12) que « the oratory had
been dedicated to Saint Brendan the Navigator », mais
les îliens ne souhaitent pas voir leur île se transformer
en site touristique : « the last thing they wished
was their island should ever become as world-famous as Caldey
or Iona » (p. 50). Le plus célèbre
des abbés d'Iona fut Saint Colomba (521-597), moine irlandais
qui évangélisa l'Ecosse. Pour décourager
les explorateurs impénitents, Anson ajoute in fine :
« There are thousands of islands round Scotland, and
the one I have described in these pages has features borrowed
from many which I have visited in the past thirty years. Hundreds
of them possess a close family likeness ». Toutes
ces précautions ne sont que des artifices de style :
bien malin qui repérerait Braemore sur une carte même
détaillée ! A vrai dire, cette imprécision
confère au récit un caractère surnaturel
qui met en valeur l'originalité des thèses défendues
par l'écrivain.
Compte tenu des dates, il semble
probable que Peter Anson souhaite fournir une réponse
positive au tableau négatif brossé par William
Golding dans Lord of the Flies.
L'idée centrale de l'œuvre est ce que l'auteur nomme
« the philosophy of the fringe », conception
développée aux pages 27 et 28 : « … in
the center of civilisation, life was withering away …
human life was centripetal, having its sources at the circumference,
and that it drove inward towards congestion and death ».
Anson inverse un modèle centrifuge traditionnel (centre/périphérie :
le centre est la vie qui rayonne sur la périphérie
immédiate ; la périphérie lointaine
est la mort) pour un modèle centripète unique en
son genre (périphérie/centre : la périphérie
est la vie qui se perd vers le centre ; le centre est la
mort). Pour lui, il ne faut pas chercher à vivre dans
le centre de la civilisation (les événements historiques
sont temporels et font que les hommes oublient leur destinée :
selon Raymond Aron, « les hommes font l'histoire,
mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font »).
En revanche, il faut vivre sur les marges de la civilisation
(la grandeur naturelle est intemporelle et fait que les hommes
peuvent approcher la connaissance spirituelle, la seule qui s'inscrit
dans la durée). Il ne s'agit pas d'être misanthrope
(comme Beethoven qui, en proclamant : « J'aime mieux
un arbre qu'un homme », refuse la source de l'énergie
centrifuge), mais bien au contraire de se montrer philanthrope
(pour retrouver les sources essentielles de l'énergie
centripète).
Ainsi, grâce à un
rapprochement intéressant, Anson justifie la valeur mythique
de la montagne et de la mer comme symboles de l'infini :
Braemore apparaît comme un prolongement du Mont-Cassin ;
l'île n'est plus une périphérie isolée,
mais un centre vital. Il explique de cette manière l'échec
de ceux qui voient l'île comme un refuge loin du monde
temporel, et non comme une ouverture sur le monde spirituel :
« For they had not come here to find God ; their
quest of solitude was merely negative ; a running away from
something, not a running after something » (p. 47).
La portée du livre dépasse largement le domaine
de la fable moralisante : la description de cette communauté
insulaire laïque, mais « attentive à Dieu »,
qui trouve en elle-même son propre élan vital, ressemble
à une représentation idyllique des sociétés
chrétiennes des îles de l'Armor. Mais depuis trente
ans, l'appel irrésistible du centre, le continent, l'emporte
sur la sérénité des périphéries,
les îles. Pour l'instant, les frères de Braemore
restent les protagonistes heureux d'une utopie narrative.
Il est parfois des réalités
plus incroyables que des fictions. Tel est le cas de l'histoire
de l'archipel de Saint Kilda, la terre la plus occidentale du
Lordship of the Isles. Le livre, publié en 1975
et remanié en 1988, porte le titre évocateur de
The life and death of Saint Kilda et la signature de l'historien
écossais Tom Steel (né
en 1943) . Nous sortons ici à proprement parler du cadre
de l'aventure fictive pour entrer dans celui de l'enquête
ethnologique, mais les qualités littéraires sont
indéniables et la narration répond à une
trame romanesque.
L'archipel présenté
comprend en fait quatre îles principales dont aucune ne
porte le nom de Saint Kilda : Hirta (la plus grande et la
seule à avoir été habitée), Dun,
Soay et Boreray. Selon l'auteur, « jusqu'à
leur évacuation, les habitants d'Hirta formèrent
la communauté la plus isolée de tout le Royaume-Uni.
Il en fut ainsi pendant au moins mille ans, et à ce titre,
Saint Kilda fascina très tôt les hommes de la terre
ferme » (p. 25). En effet, l'archipel est « situé
en plein océan Atlantique, à environ 170 km à
l'ouest de l'Ecosse proprement dite. L'île la plus proche
est Uist, du groupe des Hébrides extérieures, qui
se trouve à environ 75 km à l'est de Saint Kilda »
(p. 25). La communauté saint kildane vécut
pendant très longtemps dans un état de marginalisation
totale par rapport au reste du monde : à l'instar
des peuplades d'Océanie, mais avec des contraintes climatiques
beaucoup plus difficiles à endurer, les Saint Kildans
organisèrent en vase clos des structures sociales originales.
Les Britanniques eux-mêmes, qui ne possédaient de
ces lointains sujets de Sa Majesté qu'une connaissance
fort approximative, voyaient en eux l'incarnation des Utopiens.
Le docteur John Mac Culloch, qui visite Hirta en 1819, proclame :
« Si cette île n'est pas l'Eutopia recherchée
depuis si longtemps, où se trouve-t-elle ? Où
est le pays qui n'a ni soldats, ni monnaie, ni lois, ni médecine,
ni vie politique, ni impôts ? Ce pays est Saint Kilda …
Isolée par ses tourbillons, nichée au creux de
ses tempêtes, l'île ne connaît rien des ouragans
politiques qui ébranlent les fondations de l'Europe. Bien
qu'ils reconnaissent la suzeraineté des Mac Leod et du
roi George, ses habitants ne se soucient guère de savoir
si ledit roi George est le premier ou le quatrième du
nom ». Au péril de leur vie, les hommes adultes
chassaient les oiseaux marins qui revenaient chaque été
nicher sur les falaises de l'île. Pétrels fulmars
et macareux constituaient la base de l'alimentation des Saint
Kildans. Les oiseaux étaient attrapés à
l'aide d'un collet fixé à l'extrémité
d'une longue perche, puis partagés en fin de journée
de manière égale entre toutes les familles de l'île :
en appliquant à la lettre la formule « à
chacun selon ses besoins », Saint Kilda représentait
une société communiste idéale. Les oiseaux
tués étaient stockés dans des niches en
pierre, les cleits, pour ensuite être bouillis et
mangés avec des pommes de terre pendant l'hiver. Les hommes
pratiquaient également la pêche et l'élevage
des moutons, les femmes filaient la laine sur un rouet pour confectionner
des tweeds et s'occupaient de moudre la récolte d'avoine
à l'aide du moulin à bras, devant la chaumière
traditionnelle. En temps normal, les maigres ressources de l'île
suffisaient à subvenir aux besoins de ses habitants, qui
pouvaient survivre dans une économie autarcique. Vers
1850, un journaliste anglais témoignait cependant de l'étonnement
des continentaux : « On a presque peine à
croire qu'une petite colonie aussi curieuse, qu'une communauté
aussi repliée sur elle-même fasse partie de ce royaume
si industrieux. A l'écart du tourbillon de la vie politique,
complètement isolé du reste du monde, le Saint
Kildan mène sa simple existence. Quand la mort est venue
le quérir, il est tranquillement enterré dans le
petit pré qui fait office de cimetière, au milieu
des rochers et des collines qui ont borné son horizon
pendant toute sa vie; les oiseaux sauvages de la mer chantent
son requiem, et les vagues de l'Atlantique sonnent le glas de
ses funérailles ».
Pourtant, Saint Kilda est aujourd'hui
déserte. Les 36 derniers habitants, menacés par
la famine, furent évacués le 28 août 1930.
Les facteurs qui ont amené cet abandon forcé de
l'île sont multiples. D'abord, la population n'a jamais
été assez importante pour générer
son propre dynamisme. Le seuil maximum semble avoir été
atteint en 1697 avec 180 habitants (chiffre sans doute exagéré) :
Hirta occupant une superficie de 6,3 km2, la densité maximale
n'a jamais pu atteindre 30 h/km2, chiffre déjà
trop faible. Ensuite, les épidémies ont souvent
décimé une communauté manquant de services
médicaux, et la mortalité infantile n'a pas connu
la chute enregistrée sur le continent : la variole
tua peut-être une centaine de personnes au début
du XVIIIe siècle, le tétanos prélevait
chaque année son tribut sur les nouveau-nés au
XIXe siècle. De plus, le déséquilibre
matrimonial au détriment des femmes n'a été
qu'en s'accentuant : en 1877, on enregistrait douze filles
nubiles pour seulement deux garçons en âge de se
marier. Et dans un système où la subsistance des
personnes âgées devait être assurée
par les hommes valides, le vieillissement de la population eut
des conséquences dramatiques. Enfin, à partir de
1850, l'afflux des touristes pendant l'été a porté
le coup de grâce à la cohésion sociale des
Saint Kildans : la « saison des vapeurs »
apportait à Hirta des richesses, qui créèrent
bientôt de nouveaux besoins et une réelle dépendance
chez les insulaires. Les chaussettes, les écharpes, les
tweeds et les inévitables cartes postales constituèrent
dans les dernières décennies une source de revenus
non négligeable pour la communauté. Les Etats-Unis
avaient leurs réserves d'Indiens, le Royaume-Uni avait
Saint Kilda !
L'apport de l'école écossaise
au cinéma
Il n'est pas possible de clore
ce chapitre sur l'apport écossais à la littérature
insulaire sans dire un mot du septième art, forme d'écriture
aujourd'hui centenaire qui a largement magnifié le thème
de l'île. Avec des scénarios originaux, détachés
d'une quelconque œuvre littéraire, « l'école
écossaise » a jeté dans l'entre-deux-guerres
les fondements rarement égalés du documentaire
insulaire. L'initiateur en est John Grierson (1898-1972), réalisateur
inspiré dans sa quête de la vérité
des images : celui-ci forme avec Flaherty et Epstein le
triptyque incontournable du cinéma des îles. Dès
1929, le moyen-métrage Drifters raconte avec beaucoup
de sensibilité la pêche au hareng en mer du Nord.
Mais c'est surtout le court-métrage On the fishing
banks of Skye (Les bancs de pêche de Skye) en 1934
qui constitue un témoignage saisissant sur la vie quotidienne
des insulaires des Hébrides intérieures. Dans l'archipel
des Shetland, Michael Powell (1905-1990) tourne en 1937 The
edge of the world (A l'angle du monde), film qui décrit
l'éclatement d'une petite communauté sur une île
désolée incapable de la nourrir. Certains ont vu
dans cette histoire « un poème élégiaque
sur l'irréalisable retour aux sources ». Les
images ont été tournées dans la petite île
isolée de Foula, mais celle-ci est dénommée
Hirta dans le film : il est clair que le cinéaste
a voulu rendre hommage aux Saint Kildans, sept années
après l'évacuation de leur île. Dans leur
sillage s'engouffrent Harry Watt (1906-1987), qui tourne en 1938
le moyen-métrage North sea (Prisonniers de la brume),
film « qui traite des relations entre les équipages
des chalutiers pêchant dans la mer du Nord et les services
côtiers de radio chargés de les guider »,
et David Mac Donald, qui réalise en 1940 le court-métrage
Men of the lightship, film qui rend hommage aux hommes
des bateaux-phares. La veine humoristique prédomine dans
les productions de l'après-guerre ; elle est d'ailleurs
indissociable d'un certain art de vivre écossais. Et les
îles conservent une place de choix, sources d'inspiration
multiples et sans cesse renouvelées. Ainsi, Alexander
Mackendrick (1912-1993) fait des pêcheurs de l'île
de Barra (devenue Todday dans le film), dans les Hébrides
extérieures, de joyeux pilleurs d'épaves dans Whisky
galore (Whisky à gogo) en 1949, et relate l'odyssée
comique d'un caboteur au large de Glasgow dans Maggie
en 1954. En 1983, les villageois de Ferness, dans les Highlands,
savent convaincre par leur simplicité Burt Lancaster,
grand patron américain, dans Local hero, une fable
écologiste de Bill Forsythe (né en 1948). Face
à tant de diversité dans les genres et de beauté
dans les formes, la production française sur les îles
bretonnes fait pâle figure, si l'on excepte les œuvres
des « quatre Jean » (Epstein, Grémillon,
Delannoy et Becker).
De l'image des îles à l'imaginaire
insulaire
"Les traditions écossaises
représentent pour partie un phénomène très
particulier. Elles se sont répandues en moins de deux
siècles dans le monde entier alors qu'elles étaient
issues d'un petit pays, et le plus souvent des Highlands, la
partie la plus déshéritée. Il n'est pas
un pays qui ne pratique à un degré plus ou moins
grand la consommation du whisky ; la cornemuse des Highlands
connaît de par le monde des dizaines de milliers d'adeptes
alors que les tartans des clans du Nord sont devenus le « tissu »
écossais qui drape les dames ou qui protège les
sièges des voitures. Ce débordement culturel est
la résultante de deux facteurs : la reconnaissance
de la qualité de base de ces expressions traditionnelles
qui leur a permis de traverser le temps et, d'autre part, la
mobilité alliée à l'opiniâtreté
des Ecossais qui, au long des fastes et des revers de l'Histoire,
ont gardé ces traditions et les ont répandues sur
tous les continents".
Dans l'imaginaire collectif,
le pouvoir évocateur des îles du bout du monde demeure
toujours aussi fort en ce début de IIIe millénaire,
au cours duquel la domination de l'Homme sur la Nature va sans
doute aller en s'accélérant. Est-ce parce que de
temps en temps, pour retrouver sa véritable dimension,
l'être humain a besoin d'affronter au corps à corps
les forces telluriques, si palpables au large de l'Ecosse? C'est
après avoir découvert les colonnes de basalte de
l'île de Staffa, au large de Mull, et notamment l'impressionnante
« grotte de Fingal », que Felix Mendelssohn
composa le thème de son « Ouverture des Hébrides »,
début de sa célèbre « Symphonie
écossaise » (1842) . Est-ce parce que malgré
tous les progrès techniques, la quête du bonheur
originel demeure enfoui au plus profond de nous ? Puisque
les îles sont des terres de poésie, le mot de la
fin sera pour Sorley Mac Lean, une des grandes voix gaéliques
du XXe siècle. Le poème suivant se trouve
dans un recueil daté de 1943 et s'intitule « Rivages ».
Utopie moderne ? Rêve impossible ? Regrets éternels ?
Peut-être tout à la fois. Et certainement, un hommage
vibrant à l'Amour et aux paysages grandioses des îles
Hébrides.
Si nous étions à
Talisker sur le rivage
Devant la blanche écume de cette vaste bouche
Ouverte entre deux mâchoires plus dures que le silex
Le Promontoire des Pierres, la Pointe Rouge
Je resterais auprès des vagues à jamais
De leurs liquides sépultures recréant l'amour
Tant que la mer ne cesserait de parcourir
La baie de Talisker, à jamais.
Je resterais debout devant le flux
Attendre que Preshal penche le col de sa monture.
Et si tous deux nous nous trouvions
ensemble
Sur les rivages de Calgary à Mull
Entre l'Ecosse et l'île de Tirée
A la rencontre de ce monde et de l'éternité
J'y resterais jusqu'à la fin des temps
Comptant les sables grain à grain.
A Uist aussi, sur le rivage de Homhsta
Face au regard farouche de la solitude
Je resterais debout, refusant le sommeil
Jusqu'à l'ultime souffle du reflux.
Et si j'étais sur le rivage
de Moidart
Avec toi, aube de mon désir
J'y offrirais cette synthèse de l'amour
Grain et eau, sable et vague.
Et si nous étions près des brisants de Staffin
Où la mer immense et morose tousse
Et crache du roc et des galets
Je construirais une muraille
Face au cri barbare de l'éternité.