Les folles aventures
du vrai Robinson Crusoé / Diana Souhami ; traduit
de l'anglais par Mélanie Marx ; préface de
Michel Le Bris ; supervision et postface de Sylvère
Monod. - Paris : Autrement, 2006. - 236 p. : ill. ;
21 cm. - (Passions complices).
ISBN 2-7467-0812-4
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Au début du mois d'octobre
1704, après une querelle avec Thomas Stradling capitaine
du Cinque Ports, Alexander Selkirk est abandonné
sur une île de l'archipel Juan Fernandez à quelques
centaines de milles au large de Valparaiso. Quatre ans et quatre
mois plus tard, la Dutchess — capitaine Woodes Rogers,
second Edward Cooke — fait escale sur l'île et recueille
Selkirk ; Rogers, Cooke et Selkirk sont de retour à
Londres en octobre 1711.
Aussitôt débarqués,
le capitaine de la Dutchess et son second s'empressent
de rédiger, chacun de son bord, une relation du voyage
et des principaux événements qui en ont marqué
le cours ; tous deux mentionnent l'aventure de Selkirk.
C'est le récit d'Edward Cooke qui paraît le premier,
suivi de peu par celui de Woodes Rogers. Plus tard, Selkirk se
confie à un politicien et chroniqueur, Richard Steele,
qui à son tour fera paraître dans une publication
périodique qu'il venait de créer une brève
relation de la retraite insulaire du marin.
En 1719 Daniel Defoe, qui fréquentait
le milieu où gravitaient Selkirk et les autres protagonistes
de son aventure, fait paraître « Robinson Crusoe »,
tenu pour le premier roman en langue anglaise ; il y décrit
le séjour d'un marin abandonné sur une île
déserte de l'Atlantique, près de l'embouchure de
l'Orénoque.
Diana Souhami tente de dégager,
de ces versions souvent divergentes, la trame initiale ;
l'épisode central — insulaire — des mésaventures
de Selkirk s'y inscrit dans le flux chaotique de la vie d'un
mauvais garçon qui, après avoir quitté le
toit familial, fraye sa voie dans un monde maritime où
guerre de course et piraterie se confondent. Dans les récits
de l'époque la réclusion insulaire est explicitement
présentée comme une sanction de la providence 1.
Pour Cooke, Rogers et Steele, l'île exerce un effet rédempteur
sur celui qu'elle retient prisonnier. La leçon qui se
dégage du roman de Daniel Defoe est plus nuancée ;
le commentaire qu'en donne Diana Souhami désigne une voie
qui mène à Jean-Jacques Rousseau : « [Robinson]
se fit la réflexion, comme Selkirk, qu'il était
plus heureux isolé que dans le monde " vicieux,
maudit, abominable qu'il avait connu auparavant " » 2.
Tout en revendiquant l'objectivité
d'un récit basé, dans la mesure du possible, sur
des faits avérés et sur de fréquents emprunts
aux archives de l'époque, Diana Souhami ajoute une strate
supplémentaire aux gloses et commentaires interprétatifs
qui ont précédé son entreprise ; deux
motifs y sont clairement développés : l'île
dispose d'une véritable personnalité, tour à
tour hostile et accueillante envers Selkirk ; elle est le
lieu d'une utopie à portée de main, ou de rêve ...
Le livre se referme sur une brève évocation du
présent de Juan Fernandez, en proie aux mirages du tourisme ;
des deux îles qui constituent l'archipel, Más à
Tierra où a séjourné Selkirk a été
rebaptisée Robinson Crusoe et Más à
Fuera où il n'a jamais pris pied a été rebaptisée … Alexander
Selkirk.
1. | Aux
premières pages de “ Robinson Crusoe ”, la
prophétie du père : “ Ce garçon
pourrait être heureux s'il voulait demeurer à la
maison ; mais, s'il va courir le monde, il sera la créature
la plus misérable qui ait jamais été ”
fait écho au tardif repentir d'Ulysse dans la “ Divine Comédie ” : “ ni
la douceur de mon enfant, ni la piété / pour mon
vieux père, ni l'amour dû / qui devait faire la joie
de Pénélope / ne purent vaincre en moi
l'ardeur / que j'eus à devenir expert du monde / et
des vices des hommes, et de leur valeur ; / mais je me mis
par la haute mer ouverte, / seul avec un
navire … ” (L'Enfer, Chant XXVI, v. 94-101). | 2. | p. 202 |
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EXTRAIT |
Selkirk n'ignorait pas l'ironie
de son destin. Il avait traversé le monde en quête
de fortune et se retrouvait, au bout du compte, plus démuni
encore que quand il était parti. Il était abandonné
sur une île déserte, sans le sou, et ressemblait
à une chèvre.
Son seul trésor était
l'île. La seule musique qu'il entendait était le
vent dans les montagnes, la mer, les bruits des créatures
qui s'intéressaient les unes aux autres mais qui n'avaient
que faire de lui. L'île imposait un ennui terrible. Il
désirait ardemment la quitter. Elle signifiait la mort
de toute ambition. Elle le mettait à l'épreuve
jusqu'aux limites du supportable. Pourtant, la nécessité
de lui survivre le rendit plus fort.
Il avait des moments de colère,
lorsque les chèvres lui échappaient, lorsque le
feu fumait et qu'il ne parvenait pas à en tirer des flammes ;
et aussi des moments de satisfaction, quand les navets germaient
et que les prunes poussaient en abondance. Il se reposait dans
la clairière où il vivait, après avoir pêché
et chassé, alimenté le feu, nourri les chats, trait
les chèvres, accompli tout ce qu'il fallait pour rester
en vie.
Cependant, ce ne fut ni la frustration
ni la gratification de ses talents pratiques qui l'imprégnèrent
et changèrent sa compréhension des choses, ni même
les vues panoramiques qu'offrait l'île, son océan
turquoise, son rose horizon, ses teintes et ses nuances ;
c'était plutôt la manière qu'avait l'île
de défaire, de nourrir, d'abriter tout ce qui la visitait,
et de dispenser la mort. Parfois, il était écrasé
par l'intensité de ce lieu, sans que cela ne fût
le fait de ses incantations, de la peur ou du danger. C'était
plutôt l'étendue des montagnes, l'omniprésence
de la forêt, comme si l'île s'était emparée
de lui, de ses secrets, de son existence primaire, l'avait associé
à ses rythmes et l'avait élevé, le temps
d'un instant, au-dessus de sa condition. Dans son âme de
pirate, il savait qu'il mourrait là, qu'on vînt
ou non le sauver.
☐ pp. 111-112
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COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE | - « Selkirk's island »,
London : Weidenfeld & Nicolson, 2001 ; Phoenix,
2002
| - Edward Cooke, « A
voyage to the South Sea and round the world in the years 1708,
1709, 1710, and 1711 », Londres : B. Lintot &
R. Gosling, 1712 ; Amsterdam : Nico Israel (Bibliotheca
australiana, 51-52), 1969
- Woodes Rogers, « A
cruising voyage round the world, first to the South Seas, thence
to the East-Indies, and homeward by the Cape of Good Hope, begun
in 1708, and finished in 1711 », Londres : A.
Bell & B. Lintot, 1712 ; « Voyage autour
du monde, commencé en 1708 et fini en 1711 »,
Amsterdam : Vve de P. Marret, 1716
- Richard Steele, « Alexander
Selkirk », The Englishman, n° 26,
December 3, 1713
- Daniel Defoe, « The
life and strange surprizing adventures of Robinson Crusoe, of
York, mariner », Londres : W. Taylor, 1719
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mise-à-jour : 21 août 2006 |
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