Le
livre des îles noires : vies de Fletcher / Pierre
Furlan. -
Papeete : Au Vent des îles, 2018. -
284 p. ;
21 cm.
ISBN
978-2-36734-192-7
|
On
croit connaître R.J. Fletcher après avoir lu les
lettres
qu'il a adressées à son ami Bohun Lynch
— librement publiées par ce dernier en
1923 :
« Isles of illusion, letters from the South
seas ». La traduction
française
effectuée peu
après a retenu l'attention de Jacques Prévert
puis
de Michel Leiris. On y découvre le parcours extatique
parfois et
toujours tourmenté de qui a quitté l'Europe (en
1912)
pour
les séductions rêvées du Pacifique. On
a longtemps
cru, surtout en France, que l'aventure s'était
achevée
aux îles Tuamotu en 1920 ; mais Fletcher
avait
regagné l'Europe et survécu jusqu'à
trouver la
mort en 1965 dans une station balnéaire du sud de
l'Angleterre.
Pour
quitter les brumes de la légende embellissant ou
obscurcissant
cette vie peu commune, Pierre Furlan a réalisé
une
enquête minutieuse, où il ne s'est pas
contenté de
lire et d'exploiter les archives ; il s'est rendu au Vanuatu 1,
sur l'île d'Epi 2
où Fletcher a géré une plantation de
cocotiers et
où il a connu — et
aimé ? — Onela 3,
une jeune fille native d'une île voisine qui lui a
donné un fils.
Les
relations entre Fletcher, Onela et leur fils sont au cœur de
l'enquête de Pierre Furlan. Fletcher
y paraît
constamment et violemment déchiré entre atavisme
et
éducation — porteurs d'un esprit de caste
dont il
peine à se détacher —, et les
aspirations qui ont
aiguillonné et guidé sa fuite hors d'Europe. Il
n'oublie
jamais d'où il vient mais hésite quand il lui
faut
choisir où aller. Miné par le paludisme, la
dégradation brutale de sa santé le contraint
à
quitter seul Epi. Les affres du choix lui sont donc
épargnées ; il tente sans
résultat de faire
venir son fils auprès de lui sur l'île de Norfolk
avant de
se résigner à retourner en Grande-Bretagne.
Sur la
scène où s'est noué le drame, Pierre
Furlan a fait
la connaissance de Mad, la petite-fille
mélanésienne de
Fletcher ; grâce à elle et à
ses proches il a
pu porter son regard sur la vie quotidienne dans un archipel
fraîchement émancipé de la tutelle
coloniale de la
France et de la Grande-Bretagne — un arrière-plan
qui
éclaire rétrospectivement les destins
croisés de Fletcher, d'Onela et de
leur fils et qui laisse deviner une île réelle
derrière chaque île rêvée,
l'une aussi
mystérieuse que l'autre.
1. |
Le
Vanuatu est indépendant depuis 1980. Auparavant l'archipel
était placé sous le contrôle conjoint
de la France
et de la Grande-Bretagne — c'était, depuis 1906 et
lors du séjour de Fletcher, le
Condominium des Nouvelles-Hébrides. |
2. |
L'archipel
compte plus d'une dizaine d'îles habitées. Epi est
une
terre volcanique de 40 kilomètres de long pour une vingtaine
de large. Quand Pierre Furlan s'y est rendu l'île comptait
environ 6 000 habitants ; on y parlait six langues
vernaculaires, mais tous ou presque pratiquaient le bichlamar, et
certains le français ou l'anglais. |
3. |
Fletcher la surnomme Topsy autant, semble-t-il,
par affection que par moquerie. |
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EXTRAIT |
R.J.
demanda […] à Charlie d'aller chercher Cloudy et
de
mettre la lourde selle coloniale australienne dont les protections en
cuir lui avaient plusieurs fois évité de se
briser les
genoux. Après avoir attaché sa trousse de
médecin,
il se lança au galop. C'était un
après-midi
glorieux, avec un ciel de fin juin très bleu où
flottaient quelques nuages paresseux, et R.J., parfaitement dans son
assiette, se sentait libéré par la vitesse,
enthousiasmé par la beauté de cette nature qu'il
n'appréciait jamais autant que lors de ces courses. Il
partait
en mission, et il était content
— ça remplace
le service militaire qui me débecte. Autant il lui arrivait
de
maudire le hasard, entre autres la mort inattendue de son
père
qui l'avait obligé d'arrêter ses études
de
médecine, autant aujourd'hui, emporté par Cloudy,
il se
disait que s'il avait terminé ces fameuses
études, il
serait à cette heure dans quelque cabinet médical
sombre
et poussiéreux, rendu peut-être encore plus gros
et plus
chauve par la gravité qu'il devrait assumer, au lieu de
courir
en sauveur ou, pourquoi pas, en cavalier de l'apocalypse. Et quelle
impression d'être loin de tout, ici, quand on
était un
colon blanc comme lui, quelle sensation d'être à
l'endroit
où se touchent la fin et le recommencement du monde,
où
l'on est à la fois libre et esclave, où le
sublime et le
pire peuvent se rejoindre. C'était peut-être la
raison de
l'étonnante solidarité que
démontraient ces colons
si disparates. […] Ces mêmes planteurs
qu'il traitait
si volontiers d'épaves et de voleurs …
Nous valons
mieux que ce que nous sommes en conclut sobrement Fletcher au moment
où il dut se coucher sur l'encolure de Cloudy parce qu'ils
étaient déjà au milieu des arbres et
que les
rameaux commençaient à le fouetter. Mais le
cheval,
gagné sans doute par l'impatience de R.J. se
lança comme
une fusée dans une descente entre des herbes qui lui
montaient
jusqu'au poitrail. L'accélération fut telle que
R.J.
aurait éclaté de rire s'il n'avait pas
été
occupé à se cramponner […]. Il se
demanda
d'où lui venait ce goût nouveau du risque, et
comme tout
ce qui lui arrivait ces temps-ci, il l'attribua à Bilbil, et
même à Onéla-Topsy qui lui avait rendu
l'envie de
vivre et qu'il ridiculisait pourtant dans ses lettres à ses
amis.
☐ pp. 163-165 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- Pierre
Furlan, « Paekakariki »,
Noville-sur-Mehaigne (Belgique) : Esperluète, 2011
- Pierre
Furlan, « Le
rêve du collectionneur », Papeete : Au Vent des îles, 2009
- Pierre
Furlan (éd.), « Écrivains de
Nouvelle Zélande », Europe,
931-932, novembre-décembre 2006
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- « Pierre Furlan, écrire - traduire, la langue
entre les mots » dialogue avec Frédérique Dolphijn,
Noville-sur-Mehaigne (Belgique) : Esperluète (Orbe), 2021
|
- Geoff Cush,
« Graine de
France » trad. de l'anglais
(Nouvelle-Zélande) par Pierre Furlan, Arles : Actes sud
(Antipodes), 2004
- Alan Duff, « Les âmes
brisées » trad. de l'anglais
(Nouvelle-Zélande) par Pierre Furlan, Arles : Actes
Sud (Antipodes), 2000
- Richard
Flanagan, « Désirer »
trad. de l'anglais (Australie) par Pierre Furlan, Paris : Belfond, 2010
- Janet Frame,
« Les Carpates » trad. de
l'anglais (Nouvelle-Zélande) par Pierre Furlan,
Noville-sur-Mehaigne (Belgique) : Esperluète, 2021
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mise-à-jour : 11 février 2021 |
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