Le rêve du
collectionneur / Pierre Furlan. - Papeete : Au Vent des
îles, 2009. - 284 p. ; 21 cm.
ISBN
978-2-9156-5455-4
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Une
épidémie chez les exilés, cette manie
de vouloir tout savoir sur leur lieu d'origine.
p. 151 |
Pour
se soustraire à la mémoire d'un père
actif,
brillant et fantasque, Will Bodmin 1
a choisi l'exil, accomplissant
« le trajet inverse de celui de son père
qui
était parti de Londres pour la Nouvelle-Zélande
en
1886 » dans l'espoir d'accéder
à son tour au
statut de bienfaiteur de son pays d'origine.
En marge d'une
activité professionnelle chaotique et peu gratifiante, il
entreprend avec obstination et non sans habileté une
collection
consacrée à l'histoire de la présence
britannique
dans le Pacifique Sud : « tableaux, cartes
marines
anciennes, documents et objets, … manuscrits
d'aventuriers
et d'explorateurs, …
curiosités … ».
Mais en
poursuivant son rêve chimèrique, Will referme
lui-même le piège auquel il avait tenté
d'échapper ; comme son modèle et
concurrent Rex de
C. Nan Kivell 2,
autre collectionneur
qui avait également tenté de fuir la
Nouvelle-Zélande, « il l'avait
reconstituée … à partir de
ses peurs et de
ses désirs ».
1. |
Collectionneur névrosé,
inventeur mégalo et art
thérapeute, Will Bodmin n'est pas un personnage
fictif ;
Pierre Furlan s'est emparé de son histoire et l'a arrangée. |
2. |
Rex
de
C. Nan Kivell (1898-1977), autre personnage
authentique qui a légué ses collections
à la National Library
of Australia. |
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EXTRAIT |
Samuel Smith passa de longs moments à examiner les
rayonnages, à se faire expliquer la manière dont
les
livres étaient regroupés. Will les avait tous
lus,
pouvait dire de quoi ils parlaient, même dans le cas de ceux
qui
n'étaient là que « de
passage »,
pour reprendre une de ses expressions. Ceux-là,
c'étaient
surtout des romans. Car, parmi les quelques milliers d'ouvrages qui
composaient cette bibliothèque, on ne trouvait que
très
peu de poésie — alors que Will et sa
sœur Julia
avaient écrit des poèmes —,
à peine
trois ou quatre œuvres de philosophie, pas une seule
étude universitaire, et les romans ne figuraient
là que
comme matière à troc. « Je
n'en garde pas un,
pas même celui de ma sœur, dit Will. Et le jour
où
j'ai eu entre les mains l'édition de 1849 de Mardi, le
roman de Melville, je l'ai revendue sans regret. »
Il n'y
avait pas non plus le moindre ouvrage de psychologie, en particulier de
Jung. « La nature déteste le vide, mais
la culture
l'adore », dit simplement Will pour justifier ses
choix. Les
récits qu'il conserverait toujours étaient des
témoignages extraordinaires, des aventures vécues
par
quelques Européens qui avaient été
capables de les
rapporter. Des textes qui, contrairement à la
littérature
de masse représentée, selon lui, par les romans,
n'existaient plus qu'à raison de quelques rares exemplaires.
Des
voix désormais isolées. Et ces
auteurs-là
— certainement pas les plus grands aux yeux du
public en
général, mais les plus importants pour
lui —
n'étaient jamais des écrivains
professionnels :
surgis du fond houleux de l'Histoire, ils avaient
été
poussés à écrire par le mouvement
imprévisible de la vie. Leurs pages leur avaient
été dictées par quelque chose de plus
grand qu'eux
— raison véritable pour laquelle
Homère et
Milton, prétendait Will, avaient été
aveugles.
Considérés sous un autre angle,
c'étaient souvent
des excentriques en qui il se reconnaissait, des individus mal
équipés pour la vie ordinaire, des misfits, des
marginaux qui s'étaient
révélés face
à des obstacles imprévus et avaient acquis, dans
le
défi, une dimension insoupçonnée. Et
l'univers
qu'ils avaient un instant suscité
— très
brièvement, à l'image de notre vie qui n'est
qu'une
étincelle dans le noir — avait
trouvé une
place ici, rue Kelvin, dans ces piliers de papier, dans ces murailles
de tomes reliés et dans les rayonnages où
jouaient les
rayons d'un pâle soleil.
☐ pp. 264-265 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « The
collector's dream » translated by Jean Anderson,
Wellington
(N.Z.) : Victoria university press, 2010
|
- Pierre Furlan,
« Le
livre des îles noires : vies de
Fletcher », Papeete : Au Vent des
îles, 2018
- Pierre
Furlan, « Paekakariki »,
Noville-sur-Mehaigne (Belgique) : Esperluète, 2011
- Pierre
Furlan (éd.), « Écrivains de Nouvelle
Zélande », Europe, 931-932,
novembre-décembre 2006
|
- « Pierre Furlan, écrire -
traduire, la langue entre les mots » dialogue avec
Frédérique Dolphijn, Noville-sur-Mehaigne
(Belgique) : Esperluète (Orbe), 2021
|
- Geoff Cush,
« Graine de France »
trad. de l'anglais (Nouvelle-Zélande) par Pierre Furlan,
Arles : Actes sud (Antipodes), 2004
- Alan Duff, « Les âmes
brisées » trad. de l'anglais
(Nouvelle-Zélande) par Pierre Furlan, Arles : Actes
Sud (Antipodes), 2000
- Richard
Flanagan, « Désirer »
trad. de l'anglais (Australie) par Pierre Furlan, Paris : Belfond, 2010
- Janet Frame,
« Les Carpates » trad. de
l'anglais (Nouvelle-Zélande) par Pierre Furlan,
Noville-sur-Mehaigne (Belgique) : Esperluète, 2021
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mise-à-jour : 11 février 2021 |
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