Quintet /
Frédéric Ohlen. - Paris : Gallimard,
2014. - 351 p. ; 21 cm. - (Continents noirs).
ISBN 978-2-07-014487-7
|
Quintet :
cinq voix donc — qui se répondent, se fondent ou
s'opposent — pour donner à entendre une frange d'histoire
de la Nouvelle-Calédonie, aux premiers temps de la
colonisation.
Ce sont Maria Dohrn — Kadamè
pour les Kanak — et Heinrich Ohlen
arrivés de Hambourg
après un séjour en Australie, Jean-Baptiste
Gustin
instituteur que l'on a fait venir de Namur, Fidély
Néo-Hébridais
rescapé d'une razzia de blackbirders 1,
et le juge Charles de Rieu
voué à l'épreuve d'une double
fidélité : respecter ses convictions
personnelles
sans trahir les obligations de sa fonction.
Autour de ce premier
cercle gravite un chœur où les premiers habitants
de
l'île tiennent une place qui d'abord paraît
discrète
et néammoins s'impose ; ce sont, entre autres,
Thiosse 2
l'enfant kanak adopté par Maria après que
celle-ci, sage
femme improvisée, n'ait pas réussi à
sauver sa
mère ou le sorcier
Medjamboulou qui n'est jamais où on
l'attend et dont le pouvoir paraît tout en retenue.
Au temps choisi par l'auteur,
Charles Guillain 3
gouverneur fraîchement nommé affronte un difficile
conflit
intérieur ; il croit aux idéaux de
Saint-Simon mais
doit mettre en œuvre une politique peu compatible avec ces
principes généreux : organiser la
colonie et
préparer l'arrivée des transportés
— les bagnards.
Frédéric Ohlen ne romance pas la chronique de ces
temps
difficiles ; il est à l'écoute des
énergies
qui sous-tentent la rencontre de deux mondes et des émotions
violentes et contrastées qui couvent, émergent,
s'apaisent ou s'attisent dans des groupes aux
intérêts et
aux projets discordants. Dans le désordre et la confusion
qui
s'établissent, Fidély l'outsider
occupe une position aussi effacée que cruciale entre deux
mondes
qui souffrent de ne pas parvenir à se comprendre.
1. |
« Durant des
décennies, des aventuriers sans scrupules, des blackbirders
d’origine européenne, ont trompé les
îliens
en arborant l’insigne des missionnaires : la croix
du
Christ, en leur offrant des présents (vivres et effets
personnels), puis en les invitant à bord. Confiants, les
Océaniens s’approchent alors dans leurs pirogues,
montent
sur le pont. À ce moment précis, les hommes
d’équipage coulent par le fond leurs
frêles esquifs
en les bombardant avec des pierres de lest. Ceux qui veulent
s’enfuir à la nage pour rejoindre le rivage sont
tirés à vue. Pire, les malades, les femmes et les
enfants
seront plus tard jetés à la mer, car ils
n’ont pas
ou plus de valeur marchande. On les vendra dans les mines
d’argent péruviennes ou dans les grandes
plantations
australiennes de coton ou de canne à sucre
— cinquante dollars-or par individu. Une plus-value
énorme qui pousse les blackbirders à continuer
leur
trafic, malgré la menace de mort qui pèse sur
eux,
puisqu’ils sont assez mollement pourchassés par
les
marines anglaise et française, censées les
condamner ipso
facto, s’ils les appréhendent en flagrant
délit,
à la peine capitale. » Nicole
Chardon-Isch,
« Étude
de Quintet,
un roman de Frédéric Ohlen »
— § VII La traite des
Mélanésiens. |
2. |
Thiosse : prononciation kanak de Georges.
L'écrivain Georges
Baudoux avait pris
« Thiosse » pour nom de plume
— nom
de guerre. |
3. |
Cf.
Michel Reuillard, « Les Saint-Simoniens et la
tentation
coloniale : les explorations africaines et le gouvernement
néo-calédonien de Charles Guillain
(1808-1875) », Paris : L'Harmattan, 1995 |
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EXTRAIT |
Maria
s'éveillait toujours juste avant que le messager n'arrive.
Elle
ouvrait les yeux brusquement et son souffle
s'accélérait.
Comme tous les nouveaux venus, elle peinait à respirer l'air
de
septembre. Malgré tout ce branle-bas dans sa poitrine, elle
se
forçait à conserver une immobilité
parfaite. Pas
question de réveiller Heinrich.
Immanquablement, quelques
battements de cœur plus tard, l'ombre se découpait
dans la
porte. Ici, on ne fermait jamais rien. Il fallait laisser le vent et
les gens — tous deux si rares en cette
saison —
entrer dans les maisons. Le messager ne parlait pas. C'était
inutile. Il restait là debout sur le seuil. Son torse
palpitait
au même rythme que la dormeuse, cette femme au regard de feu
qu'il était allé chercher tant de fois. Il avait
couru et
ruisselait de sueur.
☐ Kadamè, p. 15
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La
montagne était trop lointaine, trop rude à
gravir. Alors,
depuis cette colline où il vivait avec Maria, il avait
contemplé la plaine et repéré des
bosses, des
tumulus qui n'avaient, semblait-il, rien de naturel. Pouvait-il s'agir
de tertres faits de main d'homme, des amas conçus pour
dissimuler, à la manière des Celtes, des
tombeaux ?
☐ Heinrich
ou la parole perdue, p. 45
|
Je
suis né en 1840 à Namur, aux hospices.
Père
était batelier au temps où l'on tractait les
barges
depuis les rives. Un jour, sa barque n'est pas revenue, soit qu'il se
fut noyé, avec le lit de la Meuse et la gueule des
brochets pour demeure, soit qu'il ait fait le chat, buissonnier de sa
vie, comme moi plus tard, de l'école. Une autre femme, une
autre
terre peut-être. Après sa disparition,
Mère s'est
retirée dans un ermitage en pays flamand. J'ai
été
élevé sans trop de rudesse par une cousine sans
enfants.
Nous habitions au Grognon, près des entrepôts des
célèbres tabacs d'Obourg, ce qui faisait dire
à ma
« tante » : Viv' Nameur po
tot ! Po l'toubak et po la mosette ! D'après
elle, pas une ville où l'on ait on cint d'mosses po qwinze
censes, un cent de moules pour quinze centimes. Ce qui
était, convenez-en, le comble du bonheur.
☐ Monsieur
Gustin,
p. 89
|
Cette
nuit aussi, j'ai rêvé de Paunchy Billy. Ces
rêves-là, je le sais, ne sont pas les miens. C'est
ainsi.
Il suffit que je ferme les yeux, que je m'abandonne au sommeil. Avant,
je résistais, je me battais. Quelque chose me hantait,
voulait
s'emparer de moi. Un nagaemas
qui
profitait de la nuit pour envahir mon esprit. J'avais beau m'en
défendre, les rêves revenaient. Ils me marquaient
de leur
puanteur. De leur étrangeté. J'en
étais presque
arrivé à penser que seul le Grand Sommeil m'en
délivrerait. Il suffirait de pousser un peu plus fort la
porte
noire. De plonger d'un peu plus haut, d'un arbre ou d'une falaise, de
m'enfoncer sous l'eau plus loin qu'il n'est permis, et ce serait fini.
Une absence, une onde lisse pour mieux dormir, s'enfoncer dans le
calme, couler tout en bas, avec pas même ce bruit de ressac,
quand, la tête posée sur la natte, j'entends la
mer, la
mer là-bas qui souffle, et qu'avec elle longtemps je veille,
en
essayant de calquer ma respiration sur la sienne. C'est ce que j'aurais
fait, je crois. Partir. Rejoindre ce lieu où tout repose.
Sans
contraintes. Et sans cris.
☐ Fidély, p. 141
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Il
écrit beaucoup. Il n'a pas cessé depuis son
arrestation.
Douze jours d'un jet continu. En accédant à sa
demande,
en lui fournissant plume et papier, je n'aurais jamais pensé
qu'il puisse aller aussi loin. Je m'attendais à quelque
barbouillage. Au mieux, des croix, des dessins. Peu d'officiers ici,
surtout ceux qui sortent du rang et qui n'ont que peu
fréquenté l'école, auraient pu
produire un tel
rapport. Sans dates hélas. Mais les noms y sont.
☐ Le
troisième moineau, p. 279
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « La voie solaire »,
Paris : Galerie Racine, 1996
- « La peau qui marche (et autres
poèmes) »,
Nouméa : L'Herbier de Feu, 1999
- « Brûlures »,
Nouméa : Grain de sable, 2000
- « Premier sang »,
Nouméa : Grain de sable, 2001
- « Duo »,
in Ô saisons,
ô châteaux !,
Nouméa : L'Herbier de feu, 2001
- « Le marcheur insolent »,
Nouméa : Grain de sable, L'Herbier de feu, 2002
- « La lumière du monde
», Nouméa : Grain de sable, L'Herbier de
feu, 2005
- « Venir
au jour », Nouméa : L'Herbier de
feu, 2009
- « Anima
æterna », Nouméa :
L'Herbier de feu, 2011
- « Fils
du ciel »,
Nouméa : L'Herbier
de feu, 2011
- « Les
mains d'Isis », Paris : Gallimard
(Continents noirs), 2016
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➝
Nicole Chardon-Isch, « Étude
de Quintet,
un roman de Frédéric Ohlen », Écrire en
Océanie, 2014 [en ligne]
|
Sur le site
« île en
île » : dossier Frédéric
Ohlen |
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mise-à-jour : 21
avril 2017 |
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