Qui jusqu'à présent se
souciait de savoir si Gauguin était homosexuel ?
Désormais, la question se pose, comme l'une des plus
débattues, à l'occasion du centenaire de sa mort.
Une critique universitaire américaine dénonce en
Gauguin, un colonial, sexiste et pédophile, et aussi un
homosexuel. Vargas Llosa reprend la thèse et s'y vautre,
dans une biographie romancée, Le Paradis
— un peu plus loin.
Selon lui l'homosexualité serait le
secret du peintre et de son œuvre. Daniel Guérin
avait bien noté, il y a un demi-siècle,
l'épisode Jotepha, raconté par Gauguin dans Noa Noa. Gauguin
et le Tahitien Jotepha s'enfoncent dans la montagne à la
recherche d'une essence particulière de bois. Le jeune
homme, vêtu d'un simple paréo, ouvre le chemin de
Gauguin, qui lève les yeux vers l'or de ce corps musculeux.
Gauguin se dit traversé d'un trouble mais, quand son
compagnon se retourne, il n'y pense plus. Les deux hommes traversent la
rivière. Daniel Guérin, peu suspect d'homophobie,
avait blagué, affirmant que l'anecdote prouvait que le
peintre était un incorrigible hétéro.
Si quelque chose mérite d'être retenu du trouble
de Gauguin, c'est le courage inhabituel à cette
époque pour le rapporter dans Noa Noa
(1891). Gauguin manifestait l'incontestable liberté de tout
dire.
La statuette d'Oviri (le
sauvage, ainsi qu'il se nommait lui-même) n'offre-t-elle pas
une figure mi-homme mi-femme ? Oviri a les cheveux longs, une
poitrine de femme et la virilité d'un colosse, capable
d'étouffer de son bras le loup pendant à ses
flancs. Gauguin, toujours aussi libre et provocateur, se
désignait à la fois comme « le
sauvage et la sensitive ». Ce vocabulaire relevait
plus, à ses yeux, de catégories philosophiques et
de considérations démiurgiques que sexuelles. On
peut admettre que Gauguin appréciait les formes
ambiguës et s'intéressait à la figure
mythique de l'hermaphrodite dans la philosophie
néoplatonicienne, il est hasardeux pour autant d'en faire un
obsédé d'homosexualité. C'est oublier
enfin que les critères physiques de
différenciation sexuelle en Polynésie sont
sensiblement différents des nôtres. La femme et
l'homme polynésiens, pour n'être pas des
androgynes, n'en restent pas moins fort peu
différenciés à nos yeux d'Occidentaux.
Segalen est très éloquent sur le
thème, dans son Hommage
à Gauguin.
Dans leur désir d'élargir le
champ des recherches, des historiens américains abordent
sans finesse des domaines inexplorés. L'un d'eux, par
exemple, observe que Gauguin débarque à Tahiti
avec les cheveux longs. Pourquoi se demande l'historien ?
Parce que Gauguin, ayant constaté la méfiance des
Tahitiens, à l'égard des blancs de la colonie,
aurait décidé d'endosser auprès des
Tahitiens le statut d'efféminé, pour en
être mieux accepté. Telle est la
démonstration bien compliquée que propose Stephen
F. Eisenman, déchiffreur de terres nouvelles pour la
recherche, et très fixé sur la Gender Liminality,
dans Gauguin's skirt (1997).
Le portrait d'Haapuani, le jeune
« mage » ami de Gauguin, fait
aussi partie des arguments avancés outre-Atlantique. Gauguin
a représenté Haapuani enveloppé d'une
cape rouge ; le jeune homme — et non l'homme mûr du
roman de Vargas Llosa — porte les cheveux longs, une fleur
à l'oreille et les jambes nues. Il n'en faut pas plus pour
que des critiques y voient le portrait d'un homosexuel. Gauguin a
certes déjà représenté
quelques mahu qui sont les
efféminés tahitiens. Sans jamais renoncer au
primat d'une vision toujours personnelle, il peignait ce que, d'une
manière générale, il avait sous les
yeux, en conformité avec la leçon du Talisman
délivrée à Sérusier. Ainsi,
au pied du personnage d'Haapuani se trouvent un oiseau et un chien
rouge en plein entretien. D'aucuns voient dans ce couple
déparié une preuve supplémentaire des
goûts contre-nature du peintre, quand Gauguin n'a fait que
représenter les deux espèces présentes
sous ses yeux et dont l'une a aujourd'hui disparu de la surface de la
Terre. Des ossements de l'oiseau ont été
retrouvés, et l'on a pu reconstituer sa silhouette
grâce à son ADN, jusqu'à ce qu'un
ornithologue, Michel Raynal, reconnaisse sa représentation
dans la toile de Gauguin.
Mais l'outing de Gauguin se prépare.
Vargas Llosa, paparazzi de la littérature, veut le scoop. En
deux phrases — pas même un morceau de bravoure que
justifierait une exigence littéraire — le
romancier poursuit à sa manière l'anecdote de
Jotepha, racontée par Gauguin dans Noa Noa,
prise comme amorce : les deux hommes traversent la
rivière et, avant d'arriver à l'autre rive,
Gauguin s'est libéré du dernier des tabous,
l'homosexualité selon le romancier, qui se donne ainsi un
rôle vertueux et se fait plaisir en même temps.
Vargas Llosa rend service à Gauguin. En
l'émancipant, il l'agrandit. Le héros
équivaut bien à une légende, il
fonctionne comme un mythe et devient comme lui une auberge espagnole.
Haapuani,
un héros polynésien
Vargas Llosa ne s'intéresse pas
à Haapuani, ignorant qu'il s'agit d'un authentique
héros de Polynésie, l'un de ceux qui allaient
aider leur peuple à passer d'un système culturel
à l'autre. Tous les anciens initiés-arioi
de Polynésie ont joué ce rôle de
passeurs. Vargas Llosa affirme dans son roman que Haapuani n'est pas
homosexuel. Son but est de montrer que
« son » Gauguin veut peindre
Haapuani comme tel pour mieux, affirme-t-il, rendre hommage
à cette tolérance polynésienne envers
l'homosexualité, celle-ci comprise comme
dépassant toutes les tolérances. La
tolérance, elle-même, restant insuffisante.
Haapuani représente l'homme des
Marquises le plus érudit de son temps dans les deux
cultures : il parle un français impeccable appris
à l'école de la mission et il a reçu
la meilleure formation traditionnelle marquisienne. Choisi, depuis son
enfance, pour devenir le dépositaire de la tradition, il est
devenu maître dans tous les arts. Sa réputation
atteint l'archipel du Nord où l'on admire ses sculptures. Il
est maître de chant, de danses, du grand tambour. Il dit les
généalogies et le passé
légendaire. Il représente celui qui sait pour
tous, garantit le passé et assure l'avenir. Tous le
respectent jusqu'aux autorités publiques, qui lui confient
l'organisation des fêtes et des
cérémonies au chef-lieu d'Atuona. C'est pourquoi,
il est normal de le voir ainsi accoutré —
déguisé à nos yeux —, avec
les cheveux longs (signe aristocratique), une cape rouge (signe de
« prêtrise » ancienne), et même
des fleurs à l'oreille, que les missionnaires pourchassent
chez tous les autres comme signe païen. En 1920, Haapuani
deviendra le principal informateur de l'ethnologue américain
Edward G. Handy qui, très impressionné, lui
rendra hommage. C'est l'originalité, l'exception de ce
personnage que Gauguin a voulu rendre dans toute sa munificence, non
comme une apparition extravagante, mais comme un homme en face de qui
peut et doit se ressentir un sentiment
d'étrangeté, une altérité
radicale. Haapuani est
« ailleurs ». Que cette
inquiétante étrangeté soit
limitée à l'homosexualité
représente un appauvrissement, une réduction
dommageable.
L'histoire même de Gauguin
dépassera toujours tous les romans, et son œuvre
n'a pas fini de nous éclairer. Son travail et ses combats
concentrent les grands enjeux défiant notre
époque, la possibilité même de l'en
allée vers l'autre, le travail
pédagogique sur soi-même, l'aptitude à
discerner la diversité du monde, et à s'en
réjouir. Il suffit de regarder sans hâte, ni
prévention. Gauguin reste un monstre
(dixit Segalen), jamais là où on croit le
trouver, toujours « un peu plus
loin ». Un homme à part,
inclassable ; ni Français, ni
Polynésien ; son identité mal
découpée est suspecte. Où le ranger et
comment interpréter le secret d'Haapuani ? Vouloir
caser le mystérieux tableau sous l'étiquette
« gay » peut se comprendre.
L'explication confortable rassure, en effet, face au portrait d'un
jeune initié des Marquises d'autrefois, à la fois
énigmatique et serein, puissant et raffiné,
incarnant une souveraineté éloquente, mais
inconnue ou inconcevable pour l'esprit occidental. Gauguin propose de
nous arrêter sur l'insaisissable Haapuani, un homme lointain
que son œuvre rapproche.
Rien ne peut empêcher un romancier
célèbre d'imaginer ce qu'il veut et
d'écrire des bêtises. Gauguin
homosexuel ? Soit ! sauf si le point de vue
s'avère non pertinent, si la grille de lecture s'effondre
à l'épreuve et occulte l'essentiel du tableau. Le
romancier contredit les données connues du contexte et
néglige l'intention du créateur, son sujet. Le
livre de Vargas Llosa a été accueilli par des
dithyrambes en France. Un chef d'œuvre ! s'est-on
écrié partout, sans que personne n'y trouve
à redire en ces temps corrects. Chaque critique
s'étant bien gardé de soulever un sourcil et de
se livrer à des commentaires, tout s'est passé,
une petite lâcheté après l'autre, comme
si la thèse allait de soi. Or, je ne le crois pas et
m'interroge sur ce qui permet ces phénomènes, ces
façons de participer en se taisant et ces autres, plus
allusives à force d'assurance. « Quant
à la question de l'homosexualité dont Gauguin
ferait l'aveu », dit l'un des commissaires de la
récente exposition Gauguin
Tahiti (Hors-série du magazine
Beaux Arts, novembre 2003) en répondant à une
question sur la sexualité en général.
Le propos à l'anodine formule homologue à sa
façon. Il entérine non une position critique,
mais l'air du temps. Aucune tombe du cimetière d'Atuona n'a
tressailli, tient à préciser un ami de
là-bas !
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