Christophe Granger

Joseph Kabris ou les possibilités d'une vie 1780-1822

Anamosa

Paris,
2020

bibliothèque insulaire

   
livres sur les Marquises
l'archipel russe ?
parutions 2020
Joseph Kabris, ou les possibilités d'une vie, 1780-1822 / Christophe Granger. - Paris : Anamosa, 2020. - 507 p. : ill., cartes ; 22 cm.
ISBN 978-2-38191-003-1
J'ai renconré un homme … dont l'histoire pourrait donner matière à un magnifique roman.

Robert Ker Porter 1 — cité p. 298

Joseph Kabris, né à Bordeaux vers 1780 et mort à Valenciennes en 1822, a mené plusieurs vies : matelot à bord d'un corsaire de l'État au sortir de l'enfance, prisonnier sur un ponton en Grande-Bretagne, équipier d'un vaisseau anglais de pêche à la baleine dans les mers du Sud, guerrier tatoué socialement intégré dans une tribu de Nuku Hiva, curiosité vivante à la cour du tsar, maître nageur pour la flotte russe à Kronstadt et, pour finir, attraction de foire à Paris puis en province. Le parcours est chaotique et, par intermittences, flamboyant. Il a retenu l'attention d'éminents contemporains au nombre desquels le comte Tolstoï (oncle de l'auteur de Guerre et paix) et le comte Razoumovski (éminent botaniste et dédicataire de trois des quatuors de Beethoven).

À l'exception d'un bref récit attribué à Kabris 2, la connaissance que nous avons des différents épisodes de la vie de Joseph Kabris est parcimonieusement et inégalement documentée ; elle repose, pour ce qui concerne le séjour aux îles Marquises, sur les récits de membres de l'expédition Krusenstern qui fit escale à Nuku Hiva en mai 1804 (Krusenstern, Langsdorff, Lisiansky, Löwenstern, Shemelin, Tilesius, …) ainsi que sur le Journal d'Edward Robarts (matelot anglais présent dans l'île pendant le séjour de Kabris).

Historien et sociologue, Christophe Granger ne cherche pas à reconstituer une biographie rigoureuse de Joseph Kabris. L'enquête qu'il mène vise à mettre en lumière les traits de caractère, les dispositions d'esprit et les compétences pratiques mobilisées pour passer au mieux d'une tranche de vie à la suivante : “ Kabris en effet ne saute pas d'une vie dans une autre. La manière dont ses habitudes anciennes entrent en conflit avec les attentes [du monde nouveau] qu'il doit apprendre à se rendre prévisible n'a rien de secondaire. Ce qui se perd, ce qu'il cesse d'être, mais aussi la façon dont toutes ses manières d'être, de voir et de faire, sont brusquement dépossédées de leur pertinence et même tout simplement de leur efficacité, importe au moins autant que ce qui se crée pour comprendre ce qu'il devient ” (p. 49).

Ainsi est mise en évidence l'exceptionnelle plasticité de Joseph Kabris — un ensemble d'aptitudes qui lui permettent de répondre presque sans délai aux attentes du milieu où il entame une nouvelle existence. A Nuku Hiva par exemple il parvient rapidement à maîtriser la langue ; certes il se montre incapable de fournir aux savants de l'expédition Krusenstern 3 les bases d'un glossaire exploitable, mais de l'avis de tous il échange aisément avec les insulaires sur tous les sujets de la vie quotidienne, à la différence de son rival Edward Robarts, beaucoup plus précis pour fixer le vocabulaire, mais sensiblement moins à l'aise dans la discussion. Par la suite, en Russie puis en France, au cœur de l'aristocratie ou dans les foires populaires, Kabris fera toujours montre de cette surprenante faculté d'adaptation.

1. Robert Ker Porter, « Travelling sketches in Russia and Sweden during the years 1805, 1806, 1807, 1808 », Philadelphia : Hopkins and Earle, 1809
2.« Précis historique et véritable du séjour de Joseph Kabris, natif de Bordeaux, dans les îles de Mendoça ». Il existe plusieurs versions de cette brochure qui accompagnait les exhibitions de Joseph Kabris dans la dernière phase de son existence ; les faits y sont agencés en vue d'éveiller la curiosité et l'intérêt des spectateurs.
3.Adam Johann von Krusenstern, capitaine de vaisseau de la marine impériale, était à la tête de la première circumnavigation russe. Les visées géopolitiques primaient mais, à l'image des navigations du capitaine Cook ou de La Pérouse, le souci d'élargir et d'enrichir les connaissances n'était pas absent — d'où la présence de savants à bord des deux vaisseaux, la Nadiejeda et la Neva.
EXTRAIT On ne sait rien, et on ne saura jamais rien, de la façon dont Kabris a bien pu faire sienne [la langue des insulaires de Nuku Hiva], dont il a appris à la parler et à la comprendre, ou plus exactement dont il a acquis ce sens particulier qui consiste à ajuster ce qui est dit à la situation d'interlocution qui convient, à adopter le registre de la langue ou le genre de vocabulaire que réclame le contexte. Ce qui est sûr en revanche, c'est que sa maîtrise de la langue est d'abord un rapport pratique au monde des insulaires.

Les mots et les manières de dire qu'il partage avec les savants ne valent pas pour lui comme des objets de savoir. […] Ce qui se dit, au contraire, c'est qu'il sait parler, qu'il a appris à le faire et qu'il le fait probablement assez bien pour les besoins de son existence sur l'île.  Contrairement à Crook qui étudie le dialecte local et en fait le lieu d'une compréhension savante dont il tirera plus tard un dictionnaire, mais qui jamais ne parvient à user de la langue en Nukuhivien, Kabris, lui, s'il ne sait pas traduire exactement tel ou tel mot, a acquis le sens pratique des occasions et des situations d'interlocution qui, dans ce monde, lui permet d'agir avec la langue. Il a développé, du moins au moment où les Russes le rencontrent, une maîtrise immédiate de cet univers. Or, si elle peut être prise en défaut par le souci d'exactitude des savants, auxquels un homme comme Robarts, plus “ civilisé ” à leurs yeux, sait mieux satisfaire, c'est une maîtrise pratique, à la fois intuitive et tournée vers l'action, qui fait alors de lui, parmi les Nukuhiviens, un Nukuhivien accompli.

pp. 261-262
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
(La bibliographie réunie par Christophe Granger couvre les pages 446 à 483.)
  • [A.-F. Dulys], « Précis historique et véritable du séjour de Joseph Kabris, natif de Bordeaux, dans les îles de Mendoça, situées dans l'Océan Pacifique, sous le 10ème degré de latitude Sud, 240ème degré de longitude », Paris : Impr. Dentu, 1817
  • William Pascoe Crook, « Récit aux îles Marquises 1797-1799 », Papeete : Haere pō, 2007
  • William Pascoe Crook, Samuel Greatheed and Tima'u Te'ite'i, « An essay toward a dictionary and grammar of the Lesser-Australian language, according to the dialect used at the Marquesas » (1799) ed. by H.G.A. Hughes and S.R. Fischer, Auckland : Institute of Polynesian Languages and Literatures, 1998
  • Edward Robarts, « The Marquesan journal of Edward Robarts, 1797-1824 » ed. with an introduction by Greg Dening, Canberra : Australian national university press (Pacific history series, 6), 1974 ; « Journal marquisien, 1798-1806 » trad. par Jacques Iakopo Pelleau, Papeete : Haere pō, 2018
  • Georges Adassovsky, « Nuku Hiva en 1804 [suivi de] L'escale à Nuku Hiva, récit du hiéro-moine Gédéon Gabriel Fedotov », Bulletin de la Société des études océaniennes, 273-274, 1997, pp. 23-28
  • Elena Govor, « Twelve days at Nuku Hiva : Russian encounters and mutiny in the South Pacific », Honolulu : University of Hawai'i press, 2010
  • Michaël Koch, « Le chant cannibale des Nukahiviens en 1804 », Confluences, 2, 2009
  • Riccardo Pineri, « Illusion, rêve et réalité de Joseph Kabris », Confluences, 2, 2009
  • Robert Suggs, « Cabri et Tolstoï, de la baie de Taiohae à celle d'Avatscha », Confluences, 2, 2009
  • Jennifer Terrel, « Joseph Kabris and his notes on the Marquesas », Journal of Pacific History, 16, 1982, pp. 101-112

mise-à-jour : 25 mai 2021
Rencontre avec Christophe Granger
Librairie Le Nom de l'Homme
11220 Lagrasse
Samedi 12 Juin 2021
à partir de 17:00 heures
Christophe Granger : Joseph Kabris ou les possibilités d'une vie, 1780-1822
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