Le
bateau-usine / Kobayashi Takiji ; trad. du japonais et
postface par Evelyne Lesigne-Audoly. - Paris : Yago,
2009. -
137 p. : ill. ; 20 cm.
ISBN
978-2-916209-64-7
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“ Hokkaidô !
Karafuto ! ” :
tels étaient les nouveaux horizons vers lesquels ils
tendaient désormais leurs serres.
☐
p. 55 |
Le bateau-usine (Kanikōsen, publié
en 1929) relate une campagne de pêche au crabe en mer
d'Okhotsk.
Kobayashi Takiji (1903-1933) y dénonce vigoureusement
l'exploitation des différentes catégories de
travailleurs
(marins, pêcheurs et ouvriers) embarqués
à bord de
vétustes usines flottantes où ils
étaient soumis
à des conditions de vie et de labeur inhumaines. Mise en
cause
radicale du capitalisme industriel, le roman connut d'emblée
un
succès retentissant au Japon et dans le reste du monde (la
première traduction anglaise date de 1933). Kanikōsen a
été l'objet d'une première adaptation
cinématographique en 1953, d'une transcription en bande
dessinée en 2006 et d'une nouvelle version
cinématographique en 2009.
Considéré
comme un « chef-d'œuvre de la
littérature prolétarienne » 1,
le roman très précisément
documenté de
Kobayashi ouvre également un saisissant aperçu
sur les
ambitions impérialistes du Japon dans les Territoires du Nord 2 :
emprise politico-économique croissante sur l'île
d'Hokkaidô, véritable colonie intérieure, et
rivalité stratégique, idéologique et
économique avec la Russie aux abords de Sakhaline et des
îles Kouriles 3.
Dans ce
contexte, se développent d'intenses manœuvres
impliquant
le pouvoir et les groupes capitalistes naissants (tel Mitsubishi
explicitement évoqué) en vue de contourner les
règles internationales et de préparer la
reconquête
de la moitié nord de Sakhaline, sans pour autant
négliger
les gigantesques profits de la pêche.Symbole de la lutte
contre le régime, Kobayashi Takiji est
arrêté
à Tokyo le 20 février 1933 et meurt le jour
même
sous la torture (officiellement d'une crise cardiaque). Lu Xun en
Chine, Romain Rolland en France ont aussitôt salué
sa
mémoire et dénoncé les conditions de
sa
disparition. 1. | Evelyne Lesigne-Audoly, Postface, p. 136 | 2. | Cf. Philippe Pelletier,
« La Japonésie :
géopolitique et géographie historique de la
surinsularité japonaise »,
Paris : CNRS
Éditions (Espaces et milieux), 1997 | 3. | Le traité de Portsmouth
en 1905 a
accordé au Japon la
moitié sud de Sakhaline et la totalité des
Kouriles. |
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EXTRAIT |
Après le repas, le serveur descendit dans le
« merdier » 1.
Les hommes étaient en train de discuter tous ensemble autour
du
poêle. Parfois, l'un d'entre eux allait se placer sous la
faible
lumière d'une lampe afin d'extirper les poux de sa chemise
de
corps. Quand il traversait le faisceau lumineux, une grande ombre
oblique glissait sur la paroi couverte de peinture et de suie.
« Au fait, j'ai entendu le capitaine et
l'intendant
discuter avec les officiers. Ils parlaient de
pénétrer en
douce dans les eaux russes pour la pêche. Et alors, le
destroyer,
il va rester à proximité pour surveiller. Il y a
gros
dans cette affaire. (Il formait un rond avec le pouce et l'index.)
« Ils disent qu'il faudra bien que toute
cette zone du Kamtchatka et du nord de Karafuto 2
soit rattachée au Japon tôt ou tard, parce qu'il
n'y a
plus qu'à tendre la main pour faire des profits, ici. Ils
ont
l'air de penser que c'est une zone aussi stratégique que la
Chine et la Mandchourie. Et c'est pour ça que notre
entreprise,
avec Mitsubishi et consorts, a mis le gouvernement dans sa poche. Si le
patron est élu à la Diète ce coup-ci,
ça
lui facilitera encore bien les choses.
« Et puis c'est pas tout. On se demandait
pourquoi le
destroyer était venu protéger les bateaux-usines,
eh bien
voilà : le vrai but de leur présence,
c'est de faire
des relevés topographiques détaillés
et des
études du climat dans les mers d'ici, au nord de Karafuto,
et
autour des îles Chishima 3.
C'est pour tout préparer pour le jour
où il se
passera quelque chose dans le coin. Apparemment, ils sont en train de
transporter ni vu ni connu des canons et du pétrole sur les
îles tout au nord des Chishima. Ça a l'air
hautement
confidentiel. Moi aussi, j'ai été
stupéfait
d'apprendre ça, mais on m'a raconté qu'en fait,
toutes
les guerres menées par le Japon, si on gratte un peu pour
voir
ce qui se cache au fond du fond, eh bien dans tous les cas, elles ont
toujours été décidées par
deux ou trois
gros riches (mais alors des très très riches) et
pour le
prétexte, ils trouvent toujours quelque chose. Ces
types-là, quand ils guignent une
zone prometteuse, ils font
des pieds et des mains pour l'avoir … On est mal
barrés. »
☐
pp. 82-83
1. |
C'est ainsi
que
l'équipage nomme l'espace affecté au sommeil et
aux repas. |
2. |
Sakhaline. |
3. |
Chishima
(litt. les
milliers d'îles) : les îles
Kouriles. |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- «
The
cannery boat, and other Japanese short stories »,
London : Martin Lawrence, 1933 ; New York :
AMS press,
1970
- « The
factory ship [and] The absentee
landlord »,Tokyo : University of Tokyo
press (UNESCO
collection of representative works), 1973 ; Seattle : University of
Washington press, 1973
- « Le
bateau-usine » trad. du japonais par Evelyne
Lesigne-Audoly, Paris : Allia, 2015
|
- « Le
bateau-usine » dessin et adaptation Gô
Fujio
d'après le roman de Takiji Kobayashi, Rancon (Haute Vienne)
:
Akata, 2016
|
- « Le
propriétaire absent [suivi de] Méthodologie du
roman » trad. du japonais par Mathieu Capel,
Paris :
Amsterdam (L'Ordinaire du capital), 2017
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mise-à-jour : 1er décembre 2017 |
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