Virginia
Woolf — est une défricheuse de terrains
inconquis … elle a osé, en écrivant Mrs Dalloway, proposer une réponse au chef-d’œuvre de James Joyce, Ulysse
… elle a maîtrisé la précise
sensibilité d’une poésie de l’instant,
… elle a porté au pinacle ce que l’on a
appelé stream of consciousness, bref, … elle a
changé le destin de l’écriture dite des femmes en
refusant, justement, ce qualificatif. | ACCUEIL BIBLIOTHÈQUE INSULAIRE LETTRES DES ÎLES ALBUM : IMAGES DES ÎLES ÉVÉNEMENTS OPINIONS CONTACT
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« La fin des pierres et des âges », Rose Hill (Maurice), 1992 | « Le voile de Draupadi », Paris, 1993 | « Moi, l'interdite », Paris, 2000 | « Pagli », Paris, 2001 | « Soupir », Paris, 2002 | « La vie de Joséphin le fou », 2003 | « Eve de ses décombres », 2006 | « Indian tango », 2007 | « L'ambassadeur triste », 2015 | « Chiens noirs », Le Tampon, Antananarivo, 2017 | | Virginia Woolf, « Au phare », Paris, 2009 |
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Ananda Devi : « Virginia Woolf me libère de la peur »
Femme
de lettres mauricienne, Ananda Devi est l’auteur de nouvelles,
poèmes et romans. Son œuvre a été
récompensée par le Prix du rayonnement de la langue et de
la littérature françaises en 2014, une distinction
décernée par l’Académie française.
Ananda Devi est considérée comme l’une des figures
majeures de la littérature de l’océan Indien.
| Ananda Devi à Ouessant, août 2001 |
Ce serait de bonne guerre : j’ai écrit, il y a quelques années, un récit intitulé Les hommes qui me parlent.
Pourquoi ne serait-ce pas au tour des femmes ? Je parlerais de ma
mère d’abord, toujours elle, ma douleur, mon centre, mon
obsession, et puis de mes sœurs, compagnes de mon enfance qui
m’ont offert une sorte de sécurité rieuse avant que
les aléas de la vie ne nous donnent à toutes trois le
même regard triste ; mais surtout, ce seraient les
écrivaines qui ont été présentes depuis que
j’écris, c’est-à-dire depuis toujours,
mères, sœurs, amies, guides, muses, figures
tutélaires qui me donnent une raison d’être et me
font croire à la nécessité de survivre quand la
vie semble presque inutile.
Evidemment, elles ne me parlent
pas ; elles m’écrivent. Toujours, l’essentiel
passe par l’écrit, par la danse hypnotique des doigts sur
le clavier, de la plume sur le papier, des yeux sur les pages, des sens
dans l’imaginaire. Les cordes vocales ne sont pas
sollicitées. Le silence est notre empire.
Pourquoi,
alors, ce sentiment de malaise au sujet de ce titre ? Elles sont
nombreuses, elles sont puissantes, elles sont riches de leurs offrandes
littéraires et humaines. Mais au final, s’agissant
d’écriture, il n’y a pas de ils, ni elles. Tous sont
des écrivains. Quand j’écris, je ne suis ni homme
ni femme. Elles aussi, j’en suis sûre. C’est le
domaine où ni genre ni identité ne prime au moment
où l’on se met au travail. On annihile l’être
social et biologique pour laisser la place à celui/celle qui
crée. Et je sais que ces femmes qui m’écrivent,
Toni Morrison, Virginia Woolf, Sylvia Plath, Elfriede Jelinek, Colette,
Mary Shelley, Jamaica Kincaid ou Jane Austen, ces femmes-là ne
peuvent se « résoudre » à une
identité de genre, que leur présence ne s’incarne
que par le nom d’écrivain, qu’il ne s’agit
pas, pour elles, d’être circonscrites par quelque
catégorie que ce soit, quelque dénomination que ce soit,
mais au contraire de se défaire de toutes les barrières
parce qu’elles n’ont jamais écrit à partir
d’une identité.
Il n’empêche que, si ce
sont ces noms-là que j’ai cités, c’est parce
que leur travail a une résonance particulière.
C’est parce que leurs échos sont présents dans mes
livres, qu’elles me hantent parfois jusque dans mes rêves,
qu’elles me donnent des réponses lorsqu’un livre
semble ensablé dans l’incertitude.
Virginia Woolf,
en particulier : je reviens vers elle avec une
régularité de métronome, je nourris des projets de
livres qui la mettraient en scène, je me mets alors à la
relire et me surprends à me plonger en elle comme dans mes
propres eaux troubles en oubliant mon projet.
Le regard de
Virginia : un regard qui semble s’excuser
d’être ; comme si, sous l’œil de la
caméra, elle préférerait disparaître. Et
peut-être est-ce le cas, peut-être voudrait-elle en effet
effacer la femme au profit de l’écrivain que l’on ne
percevrait que dans ses livres, et ceux-ci, alors,
révéleraient son véritable visage ; mais
pourquoi un tel effacement, alors qu’elle est une
défricheuse de terrains inconquis, qu’elle a osé,
en écrivant Mrs Dalloway, proposer une réponse au chef-d’œuvre de James Joyce, Ulysse, qu’elle
a maîtrisé la précise sensibilité
d’une poésie de l’instant, qu’elle a
porté au pinacle ce que l’on a appelé stream of
consciousness, bref, qu’elle a changé le destin de
l’écriture dite des femmes en refusant, justement, ce
qualificatif.
Voyez seulement l’incipit de son roman Orlando :
« Il
— car pouvait-on douter de son sexe, même si la mode
de l’époque avait tendance à le
déguiser ? — tailladait la tête d’un
Maure qui oscillait, suspendue aux poutres. » *
Quel
incipit pourrait être plus alléchant et plus
effrayant ? Nous nous trouvons d’emblée dans
l’ambiguïté du sexe du protagoniste, aussitôt
le pronom masculin, le premier mot du livre, écrit. Remettre
ainsi en question cette suprématie ultime, quel enjeu !
Aussitôt après, nous passons à une étrange
violence. C’est la violence rentrée de toute
l’écriture de Virginia. C’est ainsi qu’elle
aborde ses romans, avec une phrase dont l’intensité et la
puissance libèrent le flot de sa pensée, et nous
voilà emportés dans le périple de Mrs Dalloway
préparant sa soirée, nous voici voguant vers ce phare
toujours plus lointain, nous voici, dans Une chambre à soi,
réfléchissant au rapport de l’écrivain femme
avec l’espace nécessaire (et l’argent
nécessaire) pour écrire.
Je me souviens qu’écrivant les premières phrases de mon premier roman, Rue la Poudrière, publié
en 1989, j’ai ressenti ce besoin d’être
emportée, de même, sur un périple qui
n’aurait de fin que lorsque je serais revenue vers le point de
départ : « Je cours ; très vite, le
monde déferle à mes côtés, gris,
informe. » Et Virginia était bien présente,
à ce moment-là, lisant par-dessus mon épaule, et
me disant : n’aie peur de rien : aucun sujet, aucun
regard, aucun tabou. Depuis, je ne cesse de m’en prendre aux
tabous. * | La
traduction de 1931 ayant vieilli, je propose ici ma propre traduction
de cette première phrase : « He — for
there could be no doubt of his sex, though the fashion of the time did
something to disguise it — was in the act of slicing at the
head of a Moor which swung from the rafters. » |
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