Journal d'un prisonnier de
guerre / Ôoka Shôhei ;
traduit du japonais par François Compoint ;
préface
de Claude Mouchard. - Paris : Belin, 2007. -
505 p. :
cartes ; 22 cm.
ISBN
978-2-7011-4360-6
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NOTE
DE L'ÉDITEUR : Me
suis-je endormi ou suis-je tombé dans une sorte
d'inconscience,
ce n'est pas clair. Je repris progressivement conscience en sentant des
coups répétés dans mes
côtes. Puis, à
l'instant où je réalisais que cette
série de coups
m'était portée par des chaussures, je fus saisi
fermement
par le bras, et je repris complètement mes esprits. Un
soldat
américain me tenait le bras droit, un autre braquait sur moi
le
canon de son fusil. « Ne bouge pas, tu es mon
prisonnier ! »
Ainsi
Ôoka
Shôhei, soldat japonais mourant, fut-il capturé,
le 25
janvier 1945, par deux soldats américains dans
l'île de
Mindoro. Des récits et des descriptions d'une
extrême
précision : voilà d'abord ce que nous
offre ce Journal d'un
prisonnier de guerre, qui
évoque l'effondrement des troupes japonaises dans la guerre
des
Philippines, puis la vie de Japonais détenus par les
Américains dans un camp sur l'île de Leyte. Mais
le
témoignage d'Ôoka est aussi, parmi tous ceux qui
sont
apparus au vingtième siècle, l'un des plus
puissamment
méditatifs. Il unit, aux lucides observations d'un
survivant, la
générosité et la profondeur de
pensée d'un
immense écrivain.
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ÔOKA
Shôhei
(1909-1988) est parmi tous les romanciers et critiques japonais du
vingtième siècle, l'un des plus
célèbres.
À la guerre des Philippines il a également
consacré un roman, Les
Feux, avant d'y revenir dans nombre de ses
écrits, jusqu'à son dernier roman, La bataille de Leyte. |
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Il
serait excusable de représenter un
état
d'emprisonnement par un autre.
☐ Daniel
Defoe
— cité en épigraphe,
p. 21 |
De l'aveu même de l'auteur, une « sombre
curiosité » est à la source du
Journal
d'un prisonnier de guerre, « qui n'est
pas véritablement un journal, mais une reconstitution de la
vie au jour le jour » 1.
Dans la mise en forme des souvenirs de sa participation à
l'occupation de l'île de Mindoro, de sa capture par les
Américains puis de son internement dans un camp militaire
sur
l'île voisine de Leyte, Ôoka met à
profit le recul
dans le temps pour multiplier les approches, les angles de vue et les
analyses afin de cerner au mieux les faits tels qu'il en a
gardé
le souvenir et, surtout, de restituer le plus sincèrement
possible les émotions et pensées liées
à ce
bref épisode de la Guerre du Pacifique. Nul de ses proches
— militaires japonais ou
américains —
n'échappe à la vigilance de cet examen
rétrospectif, mais c'est à lui-même
qu'il applique
sa méthode avec le plus de rigueur.
Exotisme et
insularité servent le propos en rehaussant à
l'extrême l'absurdité des comportements que la
guerre
impose aux protagonistes. En se remémorant les instants qui
ont
précédé sa capture, Ôoka
lâche un aveu
bref et révélateur :
« la scène de
deux hommes qui s'affrontent dans les forêts perdues des
Philippines est (…) une scène
dépourvue de
sens » 2 ;
plus
tard, prisonniers sur l'île de Leyte :
« j'en
étais arrivé à conclure avec certitude
que
finalement je n'avais été personne et que
j'allais
trouver une mort dénuée de sens, sur une
île perdue
des mers du Sud » 3.
Mais les palissades
du camp, pas plus qu'elles ne parviennent à occulter la
splendeur du monde, ne dissimulent la vacuité
répétitive dans laquelle se déverse la
vie des
prisonniers : les
palissades les
plus rigoureuses sont intérieures.
Comme semble le suggèrer l'épigraphe
empruntée
à Daniel Defoe, Ôoka a tiré de cette
expérience une image sans complaisance de la vie.
1. |
Claude Mouchard,Préface, p. 8 |
2. |
La
pluie de Tacloban, p. 119 |
3. |
Les
saisons, p. 255 |
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EXTRAIT |
Parmi les cent quatre-vingts hommes de notre compagnie
chargés de la police dans la moitié de
l'île de
Mindoro, dix-sept vinrent au camp de prisonniers de Leyte. Tous
formés en trois mois au début de
l'année 1944,
puis envoyés au front, nous constituions pour ainsi dire une
« unité à la
papa » qu'on ne
pouvait guère qualifier de militaire. Dans cette
île
où les Américains avaient
débarqué
après l'île de Leyte, nous avions connu
militairement un
sort pitoyable, mais on ne pouvait pas parler de combats. Ce sort
n'était pas parvenu à laminer nos
égoïsmes de
citadins. Il n'avait pas fait de nous des compagnons d'armes.
Nous n'avions pas été des soldats, mais
ensuite
nous fûmes à coup sûr des prisonniers de
guerre.
Jouissant en outre d'un gîte propre, d'un habillement, d'une
ration de deux mille sept cents calories et de produits de la cantine,
nous étions des prisonniers de première classe.
Il y en a
même, maintenant, qui qualifient cette période de
« paradis » et qui en parlent
comme de
« la meilleure année de leur
vie ».
Pour nous, sur le front il n'y avait rien eu de
particulièrement nouveau, mais dans le camp de prisonniers,
il y
eut à coup sûr du nouveau. En premier lieu, il y
avait les
palissades qui nous entouraient. Du front, il ne nous est rien
resté, mais sans aucun doute il nous est resté
quelque
chose de notre vie de prisonniers ; quelque chose qui me
murmure
de temps en temps : « N'es-tu pas encore
aujourd'hui un
prisonnier de guerre ? »
☐ p. 243 |
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- «
Les feux » trad. par Seiichi Motono, Paris : Seuil,
1957
- «
Les feux » trad. par Rose-Marie Makino-Fayolle,
Paris : Autrement, 1995, 2019 ; Paris :
Librairie
générale française (Le Livre de poche, Biblio, 3375), 2003
|
- « Mémoires
sur la bataille de Leyte » (extraits), in Nishikawa
Nagao, Le roman
japonais depuis 1945, Paris : P.U.F.
(Ecritures), 1988
|
- David
C. Stahl, « The burdens of survival :
Ôoka
Shôhei's writings on the Pacific war »,
Honolulu :
University of Hawai'i press, 2003
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mise-à-jour : 25
octobre 2019 |
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