8ème édition du Prix du Livre Insulaire
(Ouessant 2006)
ouvrage sélectionné |
Nulle île n'est une
île : quatre regards sur la littérature
anglaise / Carlo Ginzburg ; traduit de l'italien par Martin
Rueff. - Lagrasse : Verdier, 2005. -
140 p. : ill. ; 22 cm.
ISBN 2-86432-453-9
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Le titre sous lequel Carlo Ginzburg a
réuni quatre essais présentés
initialement à l'Italian Academy de New York en 1998 fait
clairement écho au passage bien connu d'une Méditation
de John Donne : No man is an island, entire of
itself ; every man is a piece of the continent, a part of the
main 1.
En questionnant,
dès la première escale de son parcours, l'Utopie
de Thomas More, Ginzburg désigne la
géographie qu'il investigue, celle des rêveurs
secs dont il arrivait à Flaubert de recommander la
lecture, orientation qui détourne l'attention de
l'arrière-plan sombre, empreint d'angoisse mystique, de la Méditation
de John
Donne autant que des îles marines et océanes
— îles où, dit Jean-Toussaint
Desanti, la mer nous enveloppe et [où] elle est
aussi le chemin 2. Île
pour isolat : la métaphore
touche ici sa limite.
Cette réserve
posée, Ginzburg ne cesse de stimuler voire de provoquer,
tant il semble à l'aise dans l'art où,
à ses yeux, excellait More de poser à
la réalité des questions obliques. Ainsi,
après l'Utopie, il allait de soi, que la
réflexion aborde l'Angleterre où l'examen des
relations du vers grec, italien et anglais ouvre un
débat sur les multiples significations du terme
« barbare » (cf. l'extrait
ci-dessous). On n'est pas moins séduit quand,
après avoir relevé chez Sterne et chez Bayle un
même goût pour les digressions, Ginzburg affirme
voire en Tristram Shandy « la
réponse romancée (…) au Dictionnaire
Historique et Critique », avant de
suggérer, en guise de conclusion, que
« Bayle et ses préoccupations
théologiques apportent quelque éclairage sur la
personnalité paradoxalement scindée qui dit
" Je " dans Tristram Shandy,
comme sur la structure même du roman ».
Le dernier chapitre peine
à convaincre, en dépit de la curiosité
qu'éveille nécessairement le parallèle
entre un conte de Stevenson — The bottle imp, La
bouteille endiablée — et
l'œuvre de l'anthropologue Bronislaw Malinowski, l'arpenteur
des îles Trobriand et l'auteur des Argonautes du
Pacifique occidental. Sans doute faut-il voir dans la
déception qui conclut la lecture de ce dernier chapitre la
revanche des îles réelles sur les constructions
utopiques ; trop solidement ancrées dans la
géographie et dans le temps, les îles de Stevenson
et de Malinowski ne se plient pas sans résistance aux
spéculations intellectuelles aussi fructueuses soient-elles
par ailleurs … C'est un ultime et
réjouissant paradoxe de voir ces îles maintenir
leur part de rêve.
1. |
«
Devotions upon emergent occasions », Meditation XVII
(Nunc lento sonitu
dicunt, morieris. — Now, this bell tolling softly
far another, says to
me : Thou must die.) |
2. |
« La Corse, un territoire
philosophique », in Ange Casta
(éd.), La
parabole corse : rencontres avec l'identité, Ajaccio :
Albiana, 1995. |
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NOTE
DE L'ÉDITEUR : Qu'est-ce
qu'une île ? Quelles sont ses
frontières ? Comment s'inscrivent-elles dans
l'espace et dans le temps ? Nulle île
n'est une île est une méditation
historique sur l'insularité à partir de quatre
regards croisés sur la littérature anglaise.
Qu'il s'agisse de s'interroger
sur l'invention de l'île d'Utopie par Thomas More, sur la
Défense de la rime de Sir Philip Sidney, sur Tristram Shandy
ou sur la figure de Tusitala — le pseudonyme que se choisit
Stevenson, et qui signifie conteur en samoan —,
l'île est prise comme un paradigme pour penser, dans
l'histoire, les relations du même et de l'autre.
Si les îles
existaient vraiment, si leurs bords circonscrivaient un espace clos,
alors l'insulaire serait condamné à
l'identité, au cercle de l'identique. Certains peuples ont
rêvé ce destin. Rêve circonscrit.
Rêve sans marge ni rive. L'historien démonte cette
croyance rassurante. Les bords des îles sont poreux et leurs
membranes comme ouvertes à l'échange.
La dialectique de l'appel et
de la réponse rend impossible le rêve des rivages
nus, de l'origine intacte, des débuts sans histoire.
Dans ce livre singulier, tout
entier concentré sur des textes et des problèmes
littéraires, attaché à sonder
l'imaginaire avec les outils de l'érudition, Carlo Ginzburg
poursuit son archéologie de
l'altérité. Chacun des chapitres qui composent
l'enquête est un exemple de sa méthode et un
argument de sa thèse.
➝ Note de lecture par Maïté Vienne :
« Au
fil de l'île », in Ethnologie française,
3/2006 (Vol. 36) , pp. 553-556 [en ligne]
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EXTRAIT |
La querelle des Anciens et des Modernes n'a
pas commencé en France mais en Angleterre, et elle a
commencé par une discussion sur la rime dans le cadre d'une
redéfinition des rapports entre l'Angleterre et le
continent, et plus particulièrement entre l'Angleterre et la
France, et sur un plan plus symbolique, l'Italie. Le refus d'une
métrique quantitative fondée sur des
modèles grecs et latins au nom de la rime a conduit
à une déclaration d'indépendance
intellectuelle du continent.
« Barbare » fut alors un terme
positif, une marque d'orgueil, au moment précis
où les flottes britanniques appareillaient pour la
conquête du monde.
Et puis, comme l'écrit Braudel,
l'Angleterre devint une île.
Paradoxalement, l'historien de la longue durée faisait ici
référence à un
événement précis, chargé
certes d'une grande valeur symbolique : la conquête
de Calais par les Français. Pourtant, l'Angleterre n'est pas
devenue une île en un jour : il s'agit là
d'un processus et non pas d'un évènement, et d'un
processus lent qui plonge ses racines dans un mouvement
d'auto-réflexion qui s'est déployé sur
plusieurs niveaux. La défense de la rime que nous avons
évoquée ici s'inscrit très
précisément dans le cadre de ce mouvement. Il
s'agit peut-être d'un épisode mineur, mais il
n'est pas sans portée.
☐
Ch. 2, Identité
contre altérité : Une discussion sur la
rime pendant la période élisabéthaine,
pp. 73-74
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COMPLÉMENT
BIBLIOGRAPHIQUE |
- « No island is an island : four glances at english literature in a world
perspective », New York : Columbia
university press, 2000
- « Nessuna
isola è un'isola : quattro sguardi sulla
letteratura inglese », Milan : Feltrinelli,
2002
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- Thomas More,
« L'Utopie »
fac-similé de l'éd. de Bâle (1518),
éd. et trad. par André Prévost,
Paris : Mame, 1978
- Thomas More,
« L'utopie, ou le
traité de la meilleure forme de gouvernement »
trad. de Marie Delcourt, Paris : Flammarion (GF, 460), 1987
- Robert Louis
Stevenson, « Le diable dans la
bouteille » trad. par Charles-Albert Reichen,
Paris : Gallimard (Folio junior, 67), 1978 ;
« La bouteille
endiablée » in Veillées
des îles, trad. par Pierre Leyris,
Paris : Union générale
d'éditions (10/18, 1112), Paris, 1977 ;
« La bouteille
endiablée » in Intégrale
des nouvelles (vol. II), trad.
par Pierre Leyris, Paris : Phébus (Libretto, 78),
2001
- Bronislaw
Malinowski, « Journal
d'ethnographe » trad. par Tina Jolas,
Paris : Seuil, 1985
- Bronislaw
Malinowski, « Les Argonautes du Pacifique
occidental » trad. par par André et
Simonne Devyver, Paris : Gallimard, 1963, 1989
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- Carlo Ginzburg, « La conversion des juifs
de Minorque (417-418) », in Le fil et les traces : vrai faux
fictif, Lagrasse : Verdier, 2010
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mise-à-jour : 24
mars 2015 |
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